En 1764, Voltaire publie anonymement à Genève (et non à Londres comme indiqué sur le frontispice) , sous le titre de Dictionnaire philosophique portatif, Le Dictionnaire philosophique ou La Raison par alphabet , vecteur de promotion de ses idées philosophiques, morales, politiques et religieuses. Il contient une entrée « Abeilles » que nous étudions par ailleurs. En 1768, toujours anonymement (l’ouvrage est attribué à un énigmatique « Académicien de Londres »), Voltaire publie à Bâle un recueil de 38 courts chapitres sur divers aspects du monde naturel sous le titre Les singularités de la nature par un Académicien de Londres, de Boulogne, de Petersbourg, de Berlin, etc. Cet ouvrage est considéré comme très mineur dans l’oeuvre de Voltaire. La variété des sujets abordés témoigne pourtant de l’éclectisme de sa curiosité, de son intérêt pour les sciences naturelles naissantes, de son suivi des publications scientifiques comme des articles polémiques, de la géologie à la biologie, des limaçons aux fossiles, des escargots à la formation des montagnes.. Il n’hésite pas à prendre vigoureusement position dans les débats et les polémiques – il attaque Réaumur comme Buffon et comme Holbach, y compris avec une évidente mauvaise foi et des jugements à l’emporte-pièces. Aucun des naturalistes de l’époque, pas même Buffon, ne s’engagera dans une réponse à Voltaire. Son apport à l’histoire des sciences restera donc des plus anecdotiques. Relevons néanmoins quelques réflexions de l’apiculteur de Ferney sur les abeilles.


Voltaire apiculteur en son domaine de Ferney
Le parisien Voltaire, homme des grandes capitales et des cours princières européennes, achète Ferney en 1759, et s’y installe définitivement en 1761, à l’âge de 66 ans. Il devient donc propriétaire-exploitant d’un vaste domaine du pays de Gex, qu’il doit faire fructifier en suivant moins les conseils dépassés de La Maison Rustique1, que les idées nouvelles des agronomes et des physiocrates pour son verger, ses pépinières, ses serres, ses étables et écuries, son rucher. Ce qui l’amène à s’intéresser en tant que « laboureur » et que « naturaliste » à la fois aux outils modernes et aux animaux, aux insectes, aux plantes, aux arbres et aux cultures. Plusieurs articles des Questions sur l’Encyclopédie en attestent, dont « Agriculture » ou « Fertilisation ».

Le domaine (ci-dessus) et le château de Ferney (ci-dessous), vers 1770
Dès son arrivée à Ferney, Voltaire achète plusieurs dizaines de ruches, qui lui fournissent miel et cire pour l’importante consommation de bougies du domaine. Il insiste sur l’importance de l’élevage des abeilles dans une ferme moderne, à la fois comme ressource économique, et comme source de réflexion philosophique – une attitude des plus classiques à une époque où le microcosme des abeilles est pensé comme le miroir de la société des hommes. Il s’occupe parfois lui-même des ruches, s’intéresse aux essaims, disserte sur l’humeur des abeilles -calmes la plupart du temps mais qui savent aussi piquer « ceux qui menacent leurs intérêts » – les paysans qui fauchent les fleurs qu’elles butinent… Il lit aussi un grand nombre d’ouvrages apicoles -le siècle européen en est prodigue. Et il s’engage parfois par leur biais dans des débats polémiques, au nom du primat de son expérience sur les hypothèses des théoriciens et des savants.

Voltaire soutien polémique de Simon dans l’article « Abeilles » du Dictionnaire philosophique de 1764, comme dans le chapitre « Abeilles » des Singularités de la nature de 1768
L’article « Abeilles » du Dictionnaire philosophique traite très largement de la question de la place de la « reine des abeilles » dans la ruche. Dans ce texte, Voltaire défend des positions conservatrices, sinon franchement réactionnaires, par rapport aux connaissances scientifiques de l’époque sur le rôle désormais reconnu comme central de la « reine » dans le fonctionnement de la ruche. Il soutient en effet dans son article les thèses de l’avocat au Parlement de Paris et apiculteur Jean-Baptiste Simon, contempteur dans les trois éditions de son ouvrage « Le Gouvernement admirable, ou la République des abeilles et les moyens d’en tirer une grande utilité » (1740, 1742, 1758) de la « monarchie féminine » au sein de la ruche 2. Ce que Voltaire refuse, comme Simon, c’est le monopole du pouvoir fécondateur [et donc du pouvoir politique] de l’abeille-mère : obligés d’admettre l’importance de la « reine », l’avocat et le philosophe défendent une monarchie mixte, associant un roi et une reine. Dans son article « Abeilles », l’apiculteur de Ferney écrit : «M. Simon, qui ne se pique de rien […] recueille, comme moi, du miel et de la cire. Il prétend qu’il y a dans chaque ruche une espèce de roi et de reine qui perpétuent cette race royale, et il renvoie aux Mille et une Nuits […] la prétendue reine abeille avec son sérail. ». Selon eux, la reine pond donc des oeufs destinés exclusivement à la reproduction de la caste royale, et c’est bien « le roi des abeilles » qui exerce le pouvoir politique et symbolique réel, dans une société des abeilles considérée, on l’a dit, depuis l’Antiquité comme un microcosme de la société humaine….
Le chapitre « Abeilles » des Singularités de la nature de 1768 n’est que la reprise in extenso de l’article du Dictionnaire philosophique. On relèvera également que Voltaire évoque cette question exactement dans les mêmes termes dans sa correspondance. En 1769, dans une lettre au physiocrate breton Pierre-Samuel Du Pont de Nemours sur la métairie idéale, il évoque les abeilles : « Les arbres du verger, chargés de fruits à noyaux et à pépins, sont encore une autre richesse. Quatre ou cinq cents ruches sont établies auprès d’un petit ruisseau qui arrose ce verger ; les abeilles donnent au possesseur une récolte considérable de miel et de cire, sans qu’il s’embarrasse de toutes les fables qu’on a débitées sur ce peuple industrieux, sans rechercher très vainement si cette nation vit sous les lois d’une prétendue reine qui se fait faire soixante à quatre-vingt mille enfants par ses sujets3. »
A l’ évidence, les certitudes radicales de Voltaire au nom de son expérience personnelle entrent en contradiction avec des découvertes scientifiques désormais solides et admises par les naturalistes européens…. Il n’applique donc guère ce qu’il recommande dans le préambule des Singularités : « Commençons par douter […], avec la défiance qu’on doit avoir pour tout système»…
SOURCES ET REFERENCES
[Anonyme à l’édition : VOLTAIRE] [1764], « Abeilles » article du Dictionnaire philosophique de Voltaire. En ligne: http://fr.wiki/Dictionnaire_philosophique/Abeilles
[Anonyme à l’édition : VOLTAIRE] [1768/1769/1772], « Abeilles » chapitre VI de : Les singularités de la nature par un académicien de Londres, de Boulogne, de Pétersbourg, de Berlin, etc., Bâle, 1768, 140p., p.15-18 ;Genève, 1769 ; Londres 1772 (signé Voltaire). En ligne: https://books.googleusercontent.com/books/content?req=AKW5QaeOsoS
[Anonyme à l’édition : VOLTAIRE] [1770-1772], Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs, Genève, chez Cramer , 9 volumes, 1ère édition1770-1772 ; puis Neuchêtel, Amsterdam, Kehl, etc.. Ultérieurement incorporé au Dictionnaire philosophique.
LARUE Renan[2013], « Voltaire, laboureur et naturaliste. Ferney et la genèse des Singularités de la nature », Dix-huitième siècle, 1/2013, n°45, p.167-180. En ligne: https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2013-1
STENGER Gerhardt (éd.) [2017], Les Singularités de la nature, in : Œuvres complètes de Voltaire, Vol. 65B, Gerhardt Stenger (éd.), Oxford, Voltaire Foundation, 2017, 383p. . Dont : Voltaire ‘naturaliste’ (p.1-100) ; Les Singularités de la nature (…), Édition critique (p.149-334) . Quelques bonnes feuilles initiales: http://lamo.univ-nantes.fr/IMG/pdf/titre_et_contenu.pdf
NOTES
1 Sous des titres légèrement évolutifs, l’ouvrage de Louis LIGER connaît à partir de 1700 des dizaines d’éditions et de versions, et est indubitablement un des ouvrages les plus répandus du siècle en matière de « bon gouvernement du Ménage » : Oeconomie générale de la campagne, ou Nouvelle maison rustique ; La Nouvelle Maison rustique, ou Economie générale de tous les biens de campagne , la manière de les entretenir et de les multiplier donnée ci-devant au public par le Sieur Liger; Le ménage universel de la ville et des champs. et Le jardinier acomodez au goût du tems: contenant la pâtisserie, confitures, liqueurs, la cuisine, le jardinage, la chasse et la pesche secrets du ménage. Ouvrage utile a toutes sortes de personnes. Avec un traité des abeilles, ou l’on voit la véritable manière de les gouverner & d’en tirer du profit par Mr de la Ferriere, etc. etc.
LIGER s’est largement inspiré d’un best-seller rédigé au milieu du XVIe s. et diffusé pendant deux siècles dans toute l’Europe à des centaines de milliers d’exemplaires: ESTIENNE Charles (1504-1564) & LIEBAULT Jean (1535-1596): L’Agriculture et Maison rustique. Plus un bref recueil des chasses du cerf, du sanglier, du liévre, du renard, du blereau, du connil, du loup, des oiseaux & de la fauconnerie. Item, la fabrique et usage de la jauge ou diapason… Editions 1554, 1564, 1565, 1598; 1629, 1666, 1670, 1677, 1685, 1702 Traduit en italien, L’Agricoltura e casa de villa di Carlo Stefano…, 1545, 1581, 1583, 1591, 1606, 1609, 1623, 1648, 1668, 1677, etc. ; en allemand, Bücher Von dem Feldbau…, 1579, 1580, 1588, 1592, 1598, 1607; en anglais, 1600; en néerlandais et flamand, 1582, 1582 1566, 1588, 1596, 1604, 1611, 1622, etc.
(*Bnf) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k52721c
(*Bio) http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Estienne
(*Bio) http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Liebault
2 Nous développons ce dossier dans : https://larepubliquedesabeilles.com/2015/09/01/1764-une-lecture-critique-de-larticle-abeilles-dans-le-dictionnaire-philosophique-de-voltaire/
3 Lettre D15679 du 7 juin 1769 à Pierre-Samuel Du Pont de Nemours D15679. Nous évoquons Du Pont et les physiocrates dans notre article sur l’économiste Louis-Paul Abeille (1719-1807): https://larepubliquedesabeilles.com/category/histoire/iconographie/

Voltaire, apiculteur à Ferney: la tradition perdure…

Le rucher du château de Voltaire, à Ferney-Voltaire, en 2019, entretenu par Pierre VELLUT. Nous remercions Coralie DHÉNEIN pour son article du Messager.fr du 19/11/2019 d’où sont extraites ces deux photographies: https://www.lemessager.fr/1839/article/2019-11-19/ferney

2 commentaires sur « Voltaire (1694-1778), l’apiculteur de Ferney. Attentif à ses abeilles, mais parfois polémiste à l’emporte-pièce. »
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