1520-1530 : « Vénus et Cupidon voleur de Miel ». Une série de tableaux de Lucas Cranach l’Ancien

Dulcia quandoque amara fieri / Douceur tourne parfois à l’amertume.

1525,  conservé à Paris

Artiste majeur de la Renaissance germanique, le peintre et graveur Lucas Cranach l’Ancien (Kronach en Franconie, 1472-Weimar 1553) est connu pour sa très abondante production de tableaux (un millier peut-être), alternant des séries de portraits (de ses commanditaires et mécènes, les princes-électeurs de Saxe ; de Luther et de son épouse Catharina von Bora, etc.), et des scènes mythologiques (Le Jugement de Pâris, Diane, Mélancholie…) ou bibliques (Adam et Eve, La Crucifixion, La Vierge et l’enfant…). Il s’est appuyé, il est vrai, sur un atelier nombreux incluant ses deux fils, et qui était une véritable petite entreprise dont Cranach a tiré une honnête fortune, un anoblissement (en 1509), et des fonctions municipales (il fut à trois reprises bourgmestre de Wittenberg).

Parmi les scènes mythologiques, Cranach et ses aides ont peint à partir de 1525 une longue série de « Vénus et Cupidon » : les catalogues enregistrent au minimum une trentaine de tableaux jusqu’à la fin des années 1530, qui se répartissent à peu près également entre la représentation « classique » de Cupidon armé de son arc et de ses flèches (celui qui en est frappé devient prisonnier du désir), et celle de « Cupidon voleur de miel », portant un rayon de miel et entouré d’abeilles, qui nous intéresse ici.

                                                     1534, conservé à  Londres

Le thème s’inspire d’une fable de l’Antiquité grecque : un épisode des Idyllesdu poète bucolique Théocrite (IIIe siècle avt JC -mais ce chant XIX est parfois attribué à un pseudo-Théocrite). On y raconte que Cupidon/Eros/Amour (dieu du désir) vola du miel à des abeilles qui le piquèrent. Il se plaignit alors à sa mère Aphrodite/Vénus (déesse de l’amour terrestre) qu’il était injuste qu’une si petite créature (l’abeille) provoque autant de douleur. A quoi Vénus lui répond que lui aussi, Cupidon, était petit, mais que ses flèches de l’amour pouvaient, elles aussi, faire très mal. L’amour donc est à la fois douceur sucrée comme le miel (quand il est spirituel et platonique), et amertume et douleur brûlante (quand il est physique et terrestre).

La fable antique s’enrichit donc d’une dimension moralisatrice, que confirme en 1528 la traduction en latin proposée par le réformateur luthérien Philippe Mélenchton (1497-1560), et qui apparaît sur une Vénus de Cranach de 1532 : « DUM PUER ALVEOLO FUTATUR MELA CUPIDO/ FURANTI DIGITUM CUSPIDE FIXIS APIS/ SIC ETIAM NOBIS BREVIS ET PERITURA VOLUPTAS/ QUAM PETIMUS TRISTI MIXTA DOLORE NOCET. » [Alors que Cupidon volait du miel de la ruche / Une abeille piqua le voleur sur le doigt / Et s’il nous arrive aussi de rechercher des plaisirs transitoires et dangereux/ La tristesse vient se mêler à eux et nous apporte la douleur. ]. L’inscription versifiée latine du tableau de Copenhague (1530) était très proche: « Car ,de même que Cupidon dérobe le miel de la ruche/ et que l’abeille pique le voleur avec son dard/, de même est pour nous la brève et transitoire volupté que nous cherchons/. Elle nuit par une douleur mélangée ».

On mentionnera également une interprétation plus triviale parfois évoquée: les piqûres des abeilles (ou des flèches) ne sont pas que sentimentales : comme de nombreux textes contemporains mettant en garde contre «le danger des plaisirs transitoires», elles faisaient aussi référence aux maladies vénériennes qui faisaient rage à l’époque, diffusées par des décennies de conflits féodaux, puis religieux.

1534,  conservé à Munich

La nudité des Vénus de Cranach l’Ancien est un thème très étudié, car l’artiste a été un maître de l’utilisation paradoxale du nu féminin dans l’allégorie moralisante. A la fois en ce qu’il apporte à l’histoire picturale des représentations du corps féminin nubile ; pour l’érotisme qu’il dégage, à travers le voile arachnéen à peine discernable, qui valorise la nudité gracile beaucoup plus évidemment qu’il ne la dissimule ; par les surprenants chapeaux que portent les modèles du peintres à la carnation très pâle ; et aussi pour l’apparente contradiction entre la présence du peintre au cœur du luthéranisme (dont témoignent et son installation à Wittenberg, ses innombrables diptyque de son ami Luther et de son épouse, et les tableaux et gravures illustrant l’Ancien et le Nouveau Testament) et cet érotisme explicite – ses modèles aux chapeaux parfois flamboyant et aux riches colliers évoquant plus des courtisanes que des figures symboliques des vertus antiques ou chrétiennes. Les Vénus tournant d’ailleurs le regard, selon les versions, soit vers Cupidon, soit vers le spectateur du tableau. La large dissémination de ces tableaux de nudités dans toute l’Europe témoigne à tout le moins de la large clientèle qu’ils ont trouvés dès le XVIe siècle.

1514,  Albrecht Dürer

Le thème de Cupidon voleur de miel se retrouve dans quelques gravures d’Albrecht Dürer (dont une aquarelle de 1514), contemporain (1471-1528) de Cranach l’Ancien, avec lequel il a d’ailleurs eu l’occasion de travailler au début de sa carrière. Beaucoup plus tard, Picasso s’est explicitement inspiré de Cranach l’Ancien pour une lithographie de 1960.

1960, Picasso


REFERENCES :

1/ L’ensemble des œuvres répertoriées de Cranach l’Ancien :

http://www.lucascranach.org/digitalarchive.php

2/ Une courte et belle séquence vidéo (en anglais, 3’24) sur une vente chez Bonhams en décembre 2013 :

* Plusieurs vidéos sur Cranach l’Ancien sont accessibles sur u-Tube:

https://www.youtube.com/results?search_query=lucas+cranach+the+elder

* et en particulier sur Vénus et Cupidon:

– Le tableau de la National Gallery de Londres (1534):

– un commentaire plus développé, mais avec des datations quelque peu erratiques

3/ Sur le corps féminin et le nu à la Renaissance : une conférence de Nadeije Laneyrie-Dagen en mai 2011:

http://www.cornucopia16.com/1-comptes-rendus-de-colloques-s%C3%A9minaires-et-conf%C3%A9rences/avril-mai-2011-autour-de-cranach/mai-2011-nus-f%C3%A9minins-de-cranach/

4/ Sur Cupidon à l’Epoque moderne : KINGSLEY-SMITH Jane, Cupid in Early Modern Literature and Culture, Cambridge University Press, 2010, 276p. 

5/ En 2010 et 2011, Cranach l’Ancien a fait l’objet d’une exposition à Bruxelles, puis à Paris, au Musée du Luxembourg :

– Catalogue de Bruxelles  en version pdf

– Guido MESSLIN et Collectif, L’univers de Lucas Cranach, Bruxelles, Bozar Books, 2010, 272p.

http://www.latribunedelart.com/l-univers-de-lucas-cranach-1472-1553


ADDENDUM: le thème de Cupidon est repris sur la première de couverture de l’ouvrage de Raph DUTLI, Das Lied vom Honig. Eine Kulturgeschichte der Biene,  Wallstein, 2012

Poète, traducteur et essayiste suisse de langue allemande, Ralph Dutli est surtout connu comme traducteur, éditeur et biographe du grand poète juif russe Ossip Mandelstam (Varsovie, 1891 – mort de faim et de froid sur la route du goulag de la Kolyma, en décembre 1938) . On retrouve d’ailleurs un poème de Mandelstam dans ce recueil « Das Lied vom Honig. Eine Kulturgechichte der Biene / Le Chant du miel. Une histoire culturelle de l’abeille ». Deux volets dans cette petite anthologie. Le premier, assez classique, reprend une vingtaine de récits centrés sur la mythologie et les métaphores de l’abeille, de Virgile à Shakespeare, de l’Egypte des pharaons à L’abeille céleste du christianisme médiéval. Le second regroupe une trentaine de poèmes consacrés à l’abeille, de Martial à Ronsard, de La Fontaine à Goethe et à Apollinaire. Les poètes et poétesses contemporain(e)s ne sont pas oublié(e)s : Antonio Machado et Federico Garcia Lorca (son célèbre El canto de la miel, 1918), Robert Desnos (Histoire d’une abeille, 1936) et Pablo Neruda (Oda a la abeja), Sylvia Plath (un extrait de ses Bee Poems, composés juste avant son suicide en 1963) et Kathrin Schmidt (Blinde Bienen, 2010)…

>  DUTLI Ralph,  Das Lied vom Honig. Eine Kulturgechichte der Biene [Le Chant du miel. Une histoire culturelle de l’abeille], Götingen, Wallstein Verlag, 2012, 208p.


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