Analyse – En ville, y-a-t-il concurrence entre les pollinisateurs « sauvages » et les abeilles mellifères « domestiques », ou des menaces partagées? Attention à ne pas se tromper d’adversaire !

Certains intervenants aux 2èmes Assises des insectes pollinisateurs (qui se sont tenues à Lyon en septembre 2019), et quelques articles récents1 ont relancé l’hypothèse d’une concurrence en milieu urbain entre insectes pollinisateurs « sauvages », dont les abeilles solitaires cavernicoles et terricoles (par exemple les anthophila, les osmies), et les abeilles mellifères (Apis mellifera mellifera, insecte évidemment « sauvage » lui aussi, hyménoptère social vivant en colonies de 15 à 50000 individus, soit de manière férale dans des troncs d’arbres; soit le plus souvent dans des ruches). La densité ou surdensité des abeilles mellifères porterait, dès lors, préjudice aux abeilles et autres pollinisateurs sauvages, puisque toutes et tous engagés dans le butinage de ressources alimentaires aussi rares en milieu urbain qu’elles le sont dans les zones d’agriculture industrielle intensive.

De plus en plus de ruches en ville

L’engouement indéniable ces dernières années dans tout le monde occidental pour l’installation de ruches en ville accentuerait ce phénomène. L’augmentation du nombre de ruches intra-muros est le résultat de l’action de différents acteurs ;

– des associations et ONG de défense de la biodiversité, des insectes pollinisateurs en général, et des abeilles mellifères en particulier, qui entendent populariser leurs objectifs. L’exemple le plus connu est l’opération « L’abeille, sentinelle de l’environnement », portée depuis 2005 par l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF)2 , qui développe également avec des municipalités un programme « APICités »: le label «APIcité» est décerné aux communes agissant pour la préservation des abeilles domestiques ET des pollinisateurs sauvages. Les villes sont évaluées selon cinq critères : développement durable, gestion des espaces verts, biodiversité, apiculture et sensibilisation à l’environnement.

– des acteurs institutionnels publics (à Paris : plusieurs ministères, l’Assemblée nationale, l’Ecole normale supérieure, l’Opéra de Paris; des hôtels de Région ou de Département, etc.) . Pour des acteurs politiques comme la Ville de Paris, il s’agit de développer des politiques publiques environnementales volontaristes: son programme « Ruches et pollinisateurs », lancé en juin 2016 (pour la période 2016-2020) concerne les colonies d’abeilles « domestiques », mais dit s’adresser aussi aux pollinisateurs sauvages

– pour certains acteurs privés (Grands magasins, grandes ou moyennes entreprises), il ‘agit de mener, dans une optique de relations publiques et de communication, des opérations de « greenwashing » : afficher des actions écologiques publiques sympathiques permet de « verdir » les rapports d’activités annuels, et de masquer parfois des pratiques non affichées qui n’honorent guère la biodiversité ;

– des acteurs privés (ménages), qui dans une démarche de défense de la biodiversité, souhaitent pratiquer une apiculture de loisir et de proximité à petite échelle (en témoigne, partout en France, l’engouement croissant pour les formations à l’apiculture proposées dans les ruchers-écoles par les syndicats d’apiculture) :

– des entrepreneurs privés, souvent individuels, qui profitent de l’existence d’un filon aussi récent que lucratif (l’engouement pour l’apiculture de loisir en ville, ou la recherche de « greenwashing » et d’affichage « écolo » de certaines entreprises) pour installer à la demande des ruches « clés en main », parfois hors de prix, et sans trop de préoccupation environnementale 3.

Il est vrai que l’apiculture en ville présente un certain nombre d’avantages : la production de miel est plutôt plus importante qu’à la campagne ; la mortalité y est jusqu’à moitié moindre. Plusieurs raisons pourraient expliquer ces avantages: peu ou plus de pesticides en ville ; des températures hivernales plus clémentes et régularisées du fait de l’effet îlot de chaleur urbain ; une offre alimentaire plus étalée tout au long de l’année, et relativement diversifiée; des conditions moins favorables pour les pathogènes, etc.

Un débat scientifique bien amorcé et à poursuivre

L’hypothèse d’une concurrence pollinisateurs sauvages/ abeilles mellifères est apparue il y a une bonne dizaine d’années dans les revues scientifiques. Elle reste à étayer par des études  portant en particulier sur la cohabitation des différents pollinisateurs en fonction des différents types de structures urbaines: un centre ville entièrement minéralisé et bitumé n’équivaut évidemment pas à des quartiers périphériques plus « verts ». Cette hypothèse et les débats qui en découlent, méritent d’être pris en compte. Ils ont, par exemple, été présentés et discutés par scientifiques et praticiens aux 2èmes Assises nationales des insectes pollinisateurs, organisées à Lyon par l’association lyonnaise ARTHROPOLOGIA les 25-27 septembre 2019 4.

En revanche, en matière d’articles de la presse non scientifique, si la plupart des auteur(e)s sont dans une démarche prudente et interrogative («une concurrence possible », « des effets négatifs de l’apiculture sur les pollinisateurs sauvages ? », etc.) d’autres sont des plus catégoriques (« les abeilles mellifères sont une menace pour la vie sauvage »,« les abeilles domestiques favorisent une biodiversité négative »). Oubliant au passage que les abeilles mellifères n’ont de « domestiques » que l’adjectif, mais sont encore et toujours elles aussi des « insectes sauvages » menacés de tous côtés, certains prônent de manière répétitive l’interdiction des ruches en ville, voire de l’apiculture tout court… Et renvoient parfois explicitement au « modèle idéal »: des colonies sauvages d’abeilles noires originelles (Apis mellifera mellifera L.) menant une vie de liberté et en bonne santé dans les troncs d’arbres de nos forêts. Un mythe, évidemment.

Globalement, l’accord entre scientifiques et praticiens se fait sur de possibles concurrences entre insectes pollinisateurs sauvages et colonies « domestiques » si celles-ci sont en trop grande densité dans des centres-villes aux ressources végétales réduites; le risque de saturation par les abeilles « domestiques » est alors possible pour les abeilles sauvages, dont  le projet européen Urbanbees a montré l’importante diversité urbaine. Cependant, les études actuellement disponibles ne permettent pas de conclure qu’en milieu urbain au sens large, l’abeille mellifère joue un rôle significatif dans le déclin des pollinisateurs sauvages 5.

Attention à ne pas opposer entre elles les victimes d’un système économique et agrochimique destructeur de l’environnement

Dans une prise de position récente, l’UNAF a développé quelques éléments d’appréciation sur les relations pollinisateurs sauvages / abeilles mellifères / apiculture 6.

1/ Un déficit de pollinisation est constaté en France, comme pratiquement dans toute l’Europe occidentale : il renvoie à la chute spectaculaire, en quelques décennies, du nombre de pollinisateurs, qu’ils soient « sauvages » ou « domestiques ». Les abeilles mellifères et sauvages souffrent ensemble de mortalités importantes, beaucoup plus que d’une concurrence interne. L’immense majorité des études scientifiques pointent la dégradation et la fragmentation des habitats naturels ; la limitation des ressources alimentaires (en diversité du bol alimentaire surtout) pour les pollinisateurs ; la disparition des haies;  la contamination chimique des plantes, des eaux et des sols par les pesticides, herbicides, insecticides, semences enrobées et autres fongicides ; la disparition des sols par le bétonnage et le bitumage de superficies urbaines et péri-urbaines (cette disparition valant pour la végétation comme pour la biodiversité animale).

2/ En milieux urbains, si à Paris, Bruxelles Londres ou Montréal (et, en particulier en centre-ville), on peut s’interroger sur la densité croissante du nombre de colonies d’abeilles mellifères au regard de la ressource disponible en pollen et nectar, la situation doit être évaluée au cas par cas, et quartier par quartier dans la plupart des villes occidentales. Chaque ville possède plus ou moins d’habitats favorables pour la nidification des pollinisateurs sauvages ou non, tout comme la quantité et la qualité des ressources alimentaires disponibles varie selon les quartiers, l’importance des espaces verts, boisés, etc. Les milieux périurbains offrent souvent des ressources suffisantes pour tous les pollinisateurs, ayant la qualité de coupler arbres de différentes essences, parterres de fleurs, sols nus ou travaillés, jardins potagers ou d’agrément, déchets verts, etc. L’introduction de ruches en milieu urbain doit donc se faire de manière raisonnée et avec modération, en tenant compte des conditions environnementales dans des espaces urbains de densité et de configuration variables.

3/ Il faut évidemment veiller à ce que le débat scientifique n’en arrive pas à opposer naturalistes, défenseurs de la biodiversité végétale et animale, et apiculteurs, qui se disputeraient les rares espaces naturels riches en biodiversité et indemnes de contaminations chimiques; ou opposeraient pollinisateurs sauvages dont les abeilles solitaires aux abeilles dites « domestiques ». Car le problème n’est pas l’influence de l’abeille mellifère sur le déclin des pollinisateurs sauvages – mais l’impact de la dégradation de la qualité de notre environnement sur l’ensemble des insectes pollinisateurs, y compris les abeilles mellifères. Les apiculteurs sont bien placés pour en juger, confrontés qu’ils sont à des mortalités annuelles comprises actuellement en moyenne entre 20 et 40 %, contre 5 % à 10 % à la fin du siècle dernier. Et, contrairement aux assertions répétées des lobbies de l’agrochimie et de leurs porte-paroles plus ou moins masqués, ces mortalités ne sont pas dues « surtout » aux « mauvaises pratiques des apiculteurs« … Vouloir protéger les pollinisateurs sauvages est nécessaire et louable, mais ne peut pas légitimer pour autant une dissociation du sort d’Apis mellifera de celui des autres pollinisateurs.

Peser sur les politiques publiques en matière d’environnement urbain et de modèles agricoles

On conclura qu’il ne faut pas se tromper d’adversaires (abeilles mellifères versus abeilles sauvages), et qu’il ne s’agit donc pas d’opposer entre elles les victimes de l’agrochimie, de l’agriculture industrielle intensive, et du bétonnage et de l’artificialisation des espaces urbains et périurbains. Mais, en pesant sur les décideurs et les acteurs des politiques publiques, de travailler à la restauration d’environnements agricoles et urbains permettant la survie de tous les insectes pollinisateurs, abeilles sauvages solitaires et terricoles comme abeilles mellifères en colonies 7. Ce qui passe, entre autres : par la réappropriation de sols naturels par débitumisation ; par le reboisement des espaces urbains ; par la plantation d’essences mellifères – pollinifères et nectarifères ; par la restauration de haies fleuries; par le développement de jachères fleuries à floraison pluri-saisonnière, etc. Autant d’éléments qui contribuent, en même temps, à une amorce d’adaptation des villes au réchauffement climatique en cours.

                                                                                            J-P.Burdy


NOTES

1 En particulier, une étude sur les ruchers à Paris, avec une importante bibliographie, répercutée aux Assises des insectes pollinisateurs par l’une des auteurs:  ROPARS Lise, DAJOZ Isabelle, FONTAINE Colin, MURATET Audrey, GESLIN Benoît [2019], Wild pollinator activity negatively related to honeybee colony densities in urban context, PLoSONE vol.14, no 9, Blenau, Universität Leipzig (D.), 12 septembre 2019. En ligne: https://doi.org/10.1371/journal.pone.0222316. La carte ci-dessus en est extraite.

2 Cf.: https://www.unaf-apiculture.info/nos-actions/programme-abeille-sentinelle-de-l-environnement-r.html

3 Il semble, de plus, que certains de ces entrepreneurs installateurs de ruches à la demande soient des apiculteurs de (très) fraîche date…

4 Cf.https://www.arthropologia.org/assises-pollinisateurs

5  Cf.: LUGASSY Léa [2016],Systèmes de pollinisation et perturbations anthropiques : de l’échelle paysagère à l’échelle macroécologique, Thèse de doctorat d’écologie, Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) à Paris, 2016. En ligne : (*Facs*) https://mon-partage.fr/f/c2t4V2gF/; FAYET Agnès[2018], Compétition dans les écosytèmes naturels. Etat des connaissances, CARI (Belgique), Abeilles & cie, Janvier 2018, no 182. En ligne:http://www.cari.be/medias/abcie_articles/ecologie_182.pdf; MALLINGER Rachel E., GAINES-DAY Hannah R., GRATTON Claudio [2017], Do managed bees have negative effects on wild bees? A systematic review of the literature, PloS ONE, 2017, vol. 12, no 12. En ligne: https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0189268HENRY Mickaël, RODET Guy [2018], Étude des interactions écologiques entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages dans un espace naturel protégé: le massif de la Côte Bleue, site du Conservatoire du Littoral, Rapport d’étude, Convention Recherche & Développement CdL-INRA-­ADAPI n°2014-CV18, 2018, 9p. En ligne:https://www.tela-botanica.org/wp-content/uploads/2018/10/AbeillesBleues_4pages_180122.pdf

6 UNAF, 7/11/2019: https://www.unaf-apiculture.info/actualites/menace-sur-les-pollinisateurs-sauvages-l-apiculture-coupable.html

7 Cf. les restitutions des Assises de Lyon : https://www.arthropologia.org/uploads/media/5e4bfcec547b4-doc-restitution-web-1802020.pdf

QUELQUES REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

2èmes Assises nationales des insectes pollinisateurs, organisées par l’association ARTHROPOLOGIA, Lyon, 25-27 septembre 2019

> Programme des 2e assises: https://www.arthropologia.org/uploads/media/5d67f019dbcaf-affiche-assises-2019.pdf

> Restitution des ateliers: https://www.arthropologia.org/uploads/media/5e4bfcec547b4-doc-restitution-web-1802020.pdf

BÜCHLER Ralph, COSTA Cecilia, HATJINA Fani, ANDONOV Sreten, MEIXNER Marina, D, LE CONTE Y, et alii [2014] The influence of genetic origin and its interaction with environmental effects on the survival of Apis mellifera L. colonies in Europe, Journal of Apicultural Research2014, vol.53, no 2, p.205-214.https://www.tandfonline.com/action/showCitFormats?doi=10.3896/IBRA.1.53.2.03

FAYET Agnès [2018],Compétition dans les écosytèmes naturels. Etat des connaissances, CARI (Belgique), Abeilles & cie, Janvier 2018, no 182 En ligne:http://www.cari.be/medias/abcie_articles/ecologie_182.pdf

GOULSON Dave [2003], Effects of Introduced Bees on Native Ecosystems, Annual Review of Ecology, Evolution, and Systematicsnov.2003, vol.34, p.1-26. Online https://doi.org/10.1146/annurev.ecolsys.34.011802.132355

HENRY Mickaël, RODET Guy [2018], Étude des interactions écologiques entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages dans un espace naturel protégé: le massif de la Côte Bleue, site du Conservatoire du Littoral, Rapport d’étude, Convention Recherche & Développement CdL-INRA-­ADAPI n°2014-CV18, 2018, 9p. En ligne: https://www.tela-botanica.org/wp-content/uploads/2018/10/AbeillesBleues_4pages_180122.pdf

LOCQUEVILLE Céline [2020], Ruches refuges. Guide pratique pour le ré-ensauvagement des abeilles mellifères, Paris, Editions Ulmer, mars 2020, 160 p.

LOURY Romain [2016],Paris en fait-elle trop avec les ruches?, Le Journal de l’environnement, 19 décembre 2016,  Online:http://www.journaldelenvironnement.net/article/paris-en-fait-elle-trop-avec-les-ruches,77466

LUGASSY Léa [2016], Systèmes de pollinisation et perturbations anthropiques : de l’échelle paysagère à l’échelle macroécologique, Thèse de doctorat d’écologie, Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) à Paris, 2016. En ligne :  https://mon-partage.fr/f/c2t4V2gF/

MALLINGER Rachel E., GAINES-DAY Hannah R., GRATTON Claudio [2017], Do managed bees have negative effects on wild bees? A systematic review of the literature, PloS ONE, 2017, vol. 12, no 12. En ligne: https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0189268

McCUNE Frédéric [2018]Impact de l’apiculture urbaine et du paysage urbain sur les abeilles sauvages, Mémoire de master (M.Sc.) en biologie végétale de l’Université Laval (Québec), 2018, 118p. (accessible en ligne)

ROPARS Lise, DAJOZ Isabelle, GESLIN Benoît [2017], La ville, un désert pour les abeilles sauvages ?, Société botanique de France, Journal de Botanique2017, no 79, p.29-35.⟨halshs-01686939⟩

ROPARS Lise, DAJOZ Isabelle, FONTAINE Colin, MURATET Audrey, GESLIN Benoît [2019], Wild pollinator activity negatively related to honeybee colony densities in urban context, PloS ONEvol.14, no 9, Blenau, Universität Leipzig (D.), 12 septembre 2019. En lignehttps://doi.org/10.1371/journal.pone.0222316

UNAF, communiqué du 7/11/2019: https://www.unaf-apiculture.info/actualites/menace-sur-les-pollinisateurs-sauvages-l-apiculture-coupable.html

VEREECKEN Nicolas J., DUFRÊNE Eric, AUBERT Michel [2015], Sur la coexistence entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages. Rapport de synthèse sur les risques liés à l’introduction de ruches de l’abeille domestique (Apis mellifera) vis-à-vis des abeilles sauvages et de la flore, Observatoire des abeilles (OA), 2015, 25p. (*Facs*) http://www.apimarne.fr/wp-content/uploads/2015/06/OA_2015_Apis_non_Apis.pdf