Analyse – Des menaces sur les abeilles et la biodiversité largement liées aux firmes agrochimiques et à leur lobbying intense au cœur des agences sanitaires d’évaluation (Partie 1) – 15 septembre 2018

Résumé: Les insectes, et particulièrement les abeilles, sont indispensables à la pollinisation de la plupart des plantes cultivées. Mais les abeilles d’Occident souffrent d’aléas multiples ; parasites, maladies, prédateurs, mauvaises pratiques, changement climatique. (Partie 1) Et effets nocifs d’une agriculture intensive à forte consommation de produits phytosanitaires et de néonicotinoïdes, pour lesquels les firmes agrochimiques font un lobbying insupportable auprès des agences d’évaluation sanitaire françaises et européennes. (Partie 2) (NB : ce texte n’a pas été réactualisé depuis fin 2018, sinon dans quelques notes infra-paginales)

1/ Les insectes pollinisateurs, dont les abeilles, sont affaiblis par de multiples menaces

La biodiversité animale décline depuis des décennies. Alors que le nombre de ruches a augmenté dans l’hémisphère sud, les colonies d’abeilles connaissent en Occident des mortalités particulièrement importantes1. La forme exacerbée en est, aux États-Unis et en Europe, le Colony Collapse Disorder (CCD), ou syndrome d’effondrement des colonies : 30 à 40 % de pertes en Amérique du nord en 2006-2007. Les abeilles domestiques, subitement, désertent leur ruche.Plus difficile à quantifier, le déclin des abeilles sauvages est également attesté. La Liste rouge des espèces menacées établie en 2012-2014 par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est sans appel: sur les 1965 espèces européennes d’abeilles sauvages, près de 200 sont menacées d’extinction à court terme. Et Apis mellifera, baromètre environnemental, pourrait se rapprocher de cette Liste rouge2.

Maladies, parasites, prédateurs…

La liste des agressions subies par l’abeille mellifère est longue 3. Certaines sont classiques (les aléas des hivernages), mais aggravées par les changements climatiques (hivers moins froids qui favorisent les parasites, sécheresses estivales). Il peut s’agir de pathologies anciennes (la loque américaine, une bactérie qui ravage le couvain), ou récentes  (la Nosema, un champignon qui colonise l’intestin de l’abeille) 4. Des parasites aussi : acarapis woodi, qui s’installe dans l’appareil respiratoire; et surtout l’acarien varroa  destructor, repéré à Java en 1904 (et alors baptisé Varroa jacobsoni), arrivé, via l’URSS, en Europe orientale puis occidentale à la fin des années 1970, et qui a colonisé la planète, à l’exception de l’Australie. Varroa s’alimente de l’hémolymphe et de la graisse des abeilles, affaiblit leurs défenses immunitaires, et s’est révélé être un redoutable cheval de Troie de multiples virus (dont certains paralysent l’abeille – le virus israélien de la paralysie aiguë / Israel acute paralysis virus, IAPV; et d’autres provoquent des déformations alaires Deformed wing virus, DWV). Si les abeilles asiatiques savent se débarrasser de varroa par repérage olfactif et épouillage, ce n’est pas le cas des abeilles occidentales.D’autres prédateurs accroissent la pression, tel le frelon asiatique (Vespa velutina), arrivé de Chine en France en 2004, qui s’attaque aux abeilles butineuses.

. et mauvaises pratiques économiques.

De  mauvaises pratiques apicoles  sont pointées du doigt, dont certains « bricolages vétérinaires » contre varroa. Mais aussi le commerce mondialisé des reines. L’essaimage naturel n’étant plus la principale source de multiplication des colonies, les reines d’abeilles doivent être renouvelées de plus en plus fréquemment : tous les deux ans en moyenne, parfois même annuellement aux États-Unis. Elles aussi font donc désormais l’objet d’un commerce mondialisé qui, au détriment des « races locales » (en particulier Apis mellifera mellifera, l’abeille noire indigène), privilégie quelques sous-espèces, dont l‘abeille jaune italienne (Apis mellifera ligustica), devenue hégémonique sur le continent américain, en Océanie, en Chine. Australie, Argentine et Nouvelle-Zélande en sont les plus gros exportateurs ; États-Unis, Union européenne et Moyen-Orient en sont les plus gros clients. L’abeille grise carniole (Apis mellifera carnica) est également élevée et commercialisée très loin de ses montagnes d’origine. Mais ces reines des antipodes sont le vecteur de diffusion de nouveaux pathogènes et parasites. Enfin, le « modèle américain de pollinisation »  est mortifère: une apiculture hors-sol, déconnectée du rythme biologique des abeilles ; une transhumance transcontinentale permanente induisant promiscuité et stress ; des colonies nourries avec des sirops associant édulcorants et antibiotiques, etc.

L’agriculture industrielle fait s’éteindre les pollinisateurs….

L’agriculture intensive a profondément modifié l’environnement des abeilles. Les paysages remembrés et l’extension des monocultures ont entraîné la régression de la diversité florale, et donc la moindre qualité du bol alimentaire des butineurs. Les abeilles souffrent de carences, et de périodes de disette : dans les zones de monocultures, les plantes fleurissent par pics, laissant ensuite de vastes espaces sans fleurs adventices (sauvages) du fait de l’aspersion de désherbants (dont le glyphosate est le plus renommé); et faute de surfaces cultivées en légumineuses nectarifères et pollinifères  (trèfle, luzerne, sainfoin). Quand toutes les espèces sont en fleur, les colonies connaissent un pic de ponte, mais atteignent leur nombre maximum d’abeilles au moment où les floraisons s’interrompent et où débutent les disettes.

Jean-Paul Burdy

(à suivre…)


NOTES:

1 Pascale MOLLIER et alii (dir.), Le déclin des abeilles, un casse-tête pour la recherche, INRA-Magazineno 9, juin 2009, p.13-24

2 Apis mellifera approche de la Liste rouge des espèces menacées. La première Liste rouge réalisée entre 2012 et 2014 par un collectif de chercheurs européens sous l’égide de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) est sans appel : sur les 2000 espèces d’abeilles sauvages de l’UE, près de 200, soit une sur dix, est menacée d’extinction à court terme. En Europe, la récente liste rouge des abeilles européennes recense 1 965 espèces sur le continent, dont 9,2 % sont estimées en risque d’extinction. Il s’agit probablement d’une estimation basse, le manque de données empêchant d’évaluer le statut de 57 % des espèces d’abeilles sauvages européennes. Cf.http://www.iucnredlist.org/details/full/42463639/1

3 Vincent TARDIEU, L’étrange silence des abeilles. Enquête sur un déclin mystérieux, Paris, Belin, 2015.

4 Nosema ceranae, importé d’Asie au milieu des années 1990, est un champignon microscopique qui colonise l’intestin de l’abeille, affaiblissant celle-ci par des diarrhées parfois mortelles. Sa synergie avec les insecticides néonicotinoïdes a été démontrée. La loque américaine, observée à partir du XVIIIe s., qui a ravagé les ruchers dans la 2e moitié du XIXe siècle, menace le couvain. Provoquée par une bactérie, elle est extrêmement contagieuse, et provoque l’effondrement de la colonie.



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