1814 : « Napoléon Ier part en exil sur l’Île d’Elbe ». Une gravure satirique anti-napoléonienne. Et un roman de José Luis de Juan sur les préoccupations apicoles de l’Empereur exilé…

> « Départ pour l’Île d’Elbe » :  gravure satirique anonyme, printemps 1814, © The Trustees of the British Museum

« Départ pour l’Île d’Elbe » : Napoléon va embarquer pour son exil à l’Île d’Elbe. Il perd les symboles de sa puissance : l’aigle impériale, ses titres et sa couronne, et son manteau impérial dont les abeilles dorées s’envolent elles aussi. Moscou brûle à l’arrière-plan. A ses pieds, outre son épée brisée, un écu satirique figure la fable de La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf.


Cette gravure satirique anonyme, datée du printemps 1814, a connu une large diffusion. Elle fait partie des nombreuses gravures, françaises ou anglaises principalement, qui moquent la déchéance de l’Empereur lequel, après avoir dominé l’Europe, se retrouve roi d’un rocher perdu en Méditerranée.

La gravure.

Napoléon, pensif, arrive au bord de la mer. Au large, « L’Île d’Elbe », figurée par la forteresse de Portoferraio. Bordé d’hermine, le manteau impérial pourpre de son couronnement s’envole de ses épaules, en même temps que les célèbres abeilles d’or qui y étaient brodées, et qu’une couronne de lauriers. Des flammes et de la fumée sortent de la tête de Napoléon. Dans le nuage ainsi formé, l’aigle impériale tient dans son bec la couronne impériale, et dans ses serres une couronne de fer qui sera peut-être celle d’Elbe. Et l’inscription : « Napoléon Ier / Empereur des Français /| Roi d’Italie / Protecteur de la Confédération du Rhin / Médiateur de la Confédération Suisse / Prise d’Espagne. ». Le fourreau de l’Empereur est vide : une épée brisée est à ses pieds. De même qu’un écu appuyé sur une colonne renversée. Il figure la fable de La Fontaine,  La Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, avec l’inscription : « La Chétive Pécore s’enfla si bien qu’elle creva ». En arrière-plan, à gauche deux pyramides (« Egypte ») ; à droite le Kremlin en feu (« Moscou »), dont Napoléon s’échappe dans un traîneau sur la neige, suivi par des soldats à cheval. La clochette que l’Empereur tient à la main gauche reste difficile à interpréter : peut-être pour appeler le bateau à voiles du passeur pour Elbe ; peut-être aussi pour encourager l’essaim d’abeilles à le suivre, selon la vieille coutume du contrôle des essaims par le bruit que fait l’apiculteur…

Le contexte historique.

Le 3 mai 1814, l’empereur déchu arrive à bord d’un frégate anglaise devant la rade de Portoferraio, le port principal de l’île d’Elbe. Il débarque le lendemain 4 mai, reçu par les corps constitués, et bien accueilli par une foule curieuse. A peine installé, Napoléon Bonaparte entend les rapports des autorités locales et des notables sur l’état de l’île. Il commande immédiatement des travaux de reconstruction des ponts et chaussées, et de relance de l’économie – principalement les mines de cuivre, célèbres depuis l’Antiquité, mais aussi la sériciculture. Et, entre deux dépêches arrivées de Paris, de Saint-Petersbourg ou de Vienne, il répète, à la grande perplexité de ses interlocuteurs, l’importance de l’apiculture et des abeilles. Mais Napoléon, échappant à la vigilance de ses gardiens britanniques et des myriades d’espions qui l’entourent, quittera Elbe dès le 26 février 1815, pour aller débarquer à Golfe Juan, et « voler jusqu’à Paris« . Après 300 jours de règne sur l’archipel, l’épopée des Cent-Jours commence.

Le séjour apicole de Napoléon sur l’île d’Elbe a inspiré en 1996 à l’auteur espagnol José Luis de Juan un petit roman, L’apiculteur de Bonapartedont nous rendons compte ci-dessous.


REFERENCES:

> « Départ pour l’Île d’Elbe », Anonyme, Gravure colorée à la main, printemps 1814, 222mm x 260mm ; Sous le cadre : « Déposé à la Direction de l’imprimerie et de la Librairie ».

L’exemplaire conservé au British Museum : http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details/collection_image_gallery.aspx?assetId=98324&objectId=1338641&partId=1

> et son analyse : GEORGE M. Dorothy, Catalogue of Political and Personal Satires in the British Museum, IX, London, 1949. © The Trustees of the British Museum

Un fond iconographique de 100 gravures sur le séjour de Napoléon à l’Île d’Elbe, sur Gallica.fr : http://www.napoleon.org/fr/napoleonica/bibliotheque/1814-1815_Napoleon_Elbe_bibliographie_Gallica_fr.pdf


Un roman sur l’île d’Elbe:  L’Apiculteur de Bonaparte,  de José Luis de Juan, chez V.Hamy, 1999.

Les habitants de l’île d’Elbe, en Toscane, ont commémoré, les 4 et 5 mai 2014, le débarquement de Napoléon Ier envoyé en exil sur leurs terres, il y a 200 ans : prélude à dix mois de célébrations d’un court séjour qui, aujourd’hui encore, marque leur quotidien. L’occasion de revenir sur un subtil petit roman publié en 1996 en castillan, puis en 1999 en français : L’apiculteur de Bonaparte, du Majorquin José Luis de Juan.

On sait, depuis David (Le couronnement de l’Empereur, 1804) et Victor Hugo (Le manteau impérial, 1853), que l’abeille a été très présente tout long du règne de Napoléon Bonaparte, comme symbole minuscule de sa gloire immense. Mais on sait moins que, toute sa vie, Napoléon fut inspiré par les habitantes de la ruche. Sur la petite île d’Elbe, rocher alambiqué jeté entre la Corse et la côte toscane, nul ne connaît l’intérêt secret de l’Empereur pour les abeilles, excepté le principal apiculteur de l’île, Andrea Pasolini. Celui-ci, dès les premières batailles victorieuses du Corse, a compris le lien magique qui unit les unissent au stratège hors pair. Pasolini, qui dissimule soigneusement dans sa cave une bibliothèque secrète, à la fois philosophique et apicole, connaît tous les classiques de l’Antiquité, d’Esope à Virgile, lit Platon et Aristote, L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et fréquente assidûment l’oeuvre subversive du grand Voltaire, l’apiculteur de Ferney. Erudit des Lumières formé par un prêtre rebelle, lui aussi exilé à Elbe, Pasolini a pris pour devise la maxime de Pline : « Nulla dies sine linea / Pas un jour sans une ligne », et passe ses nuits à écrire… sur les abeilles -tout en cachant sa passion à tous, y compris à sa femme.

Depuis la victoire de Marengo, ce citoyen de l’île d’Elbe sait que le maître de l’Europe orchestre ses batailles en s’inspirant de la miraculeuse stratégie des abeilles, obéissant à l’ordre de la ruche dicté par la toute-puissante reine. Au fil des ans, la corrélation lui apparaît de plus en plus évidente : l’esprit de la ruche est LA clef pour comprendre la vie et l’action de Bonaparte. Au point d’écrire un jour à l’Empereur, pour l’entretenir d’apiculture, et de l’état de l’apiculture dans l’île d’Elbe. Il en recevra, longtemps après, une réponse énigmatique, cachetée du sceau de l’Empereur : un flacon de miel d’Ajaccio.

Printemps 1814. Des années plus tard, l’Empereur déchu, à peine débarqué à Portoferraio, entend les rapports des autorités locales et des notables sur l’état de l’île. Il commande immédiatement des travaux de reconstruction des ponts et chaussées, et de relance de l’économie – principalement les mines de cuivre, célèbres depuis l’Antiquité, mais aussi la sériciculture. Et, entre deux dépêches arrivées de Paris, de Saint-Petersbourg ou de Vienne, Napoléon répète, à la grande perplexité de ses interlocuteurs, l’importance de l’apiculture, s’inquiétant des effets néfastes d’une éventuelle sécheresse sur les abeilles. Quelques jours plus tard, il décide d’inspecter toutes les ruches de l’île, et annonce sa visite chez Pasolini…

En réalité, l’apiculteur Pasolini est, depuis des années, membre de la Société Bonapartiste Toscane, et cheville ouvrière clandestine d’une conspiration pour renverser le pouvoir conservateur en Toscane d’abord, puis dans le reste de la péninsule italienne. Et il entend bien profiter de l’arrivée de l’empereur déchu pour lui faire prendre la tête du combat pour l’unité de l’Italie, le Risorgimento. Mais l’exil de l’Empereur dans cette île de figuiers et de rochers brûlants ne durera que dix mois : l’Aigle s’envolera pour une éphémère reconquête de la gloire vaincue, mais entrée pour toujours dans les livres d’histoire. Et Pasolini, désormais connu comme « l’apiculteur de Bonaparte », terminera sa vie au « Sanatorium des Déments du Duché de Parme », pamphlétaire clandestin jamais repenti, agent napoléonien vaincu par ses chimères…

Ce petit roman érudit réconcilie l’entomologie et la politique, la petite et la grande Histoire.                       

> De JUAN José Luis, El Apicultor de BonapartePalma de Mallorca, Bitzoc1996 ; tr.fr.: L’apiculteur de Bonaparte, roman trad. de l’espagnol par Anne Calmels, Ed.Viviane Hamy, 1999, 110p.

Quelques extraits de L’apiculteur de Bonaparte

« Ce jour-là, c’était un dimanche. Pour Bonaparte, même le dimanche n’est pas jour de repos. La veille, il avait décidé qu’il inspecterait consciencieusement toutes les ruches de l’île, en commençant par la ferme qui en rassemblait les deux tiers. Et il avait communiqué sa décision à Méneval avant de se retirer pour sa sieste d’une demi-heure ; en fait, il avait pris cette résolution depuis des semaines. Il savait que seule une activité frénétique, la stratégie la plus accomplie contre le déploiement de l’ennui, pouvait le maintenir en vie à Elbe. »    (page 11)

« Sur son petit bureau anglais, trois nouveaux livres et une pile de papiers en désordre attendaient. Il empila les papiers d’un geste énergique, les rangea dans un tiroir et s’assit. Il saisit le premier volume, Vie des abeilles africaines de Gaston de Fresnais, et consulta la table des matières. Avec l’index de sa main gauche, il parcourut la liste exhaustive des thèmes jusqu’au septième chapitre ; il s’arrêta : « Massacre des faux-bourdons – Réorganisation de la ruche – Régime des princesses – Parturition de la reine – Succession de la reine – Retour au travail. » (…) Le deuxième livre, Manuel de l’Apiculteur à la Campagne, vient d’être imprimé à Paris par Dechambres. Il sent encore l’encre. De belles gravures. Bonaparte fait glisser son regard sur les pages qu’il découpe et tourne lentement avec le pouce de sa main gauche. Des indications pertinentes. Une incroyable coupe longitudinale de l’intérieur de la ruche avec tous ses détails. Comment y sont-ils arrivés ? Et ces nouveaux masques en mailles de fil de cuivre, si pratiques et si sûrs. La progression pyramidale des rayons – des maisonnettes en bois semblables à des coucous libérés de leurs ornements –, qui fait correspondre chaque nouveau rayon à une nouvelle rangée, une disposition qu’illustre la gravure no 35 (« La Disposition pyramidale »), ne le satisfait pas. À son avis, la répartition traditionnelle – en demi-cercle – donne de meilleurs résultats et économise le temps et les gestes de l’apiculteur qui recueille commodément le miel cristallisé en se déplaçant ainsi dans le sens des aiguilles d’une montre, plutôt qu’en zigzaguant, avec le risque de faire tomber les rayons au cours de ses déplacements nécessairement rapides entre les rangées. Il s’attarde sur les dernières pages qui résument les recherches récentes sur le sens de l’orientation des abeilles. (…) En conclusion, un bon manuel d’apiculture auquel prêter une attention convenable. Bonaparte bâille. Le troisième livre – Bees in the Ancient World. Roman Epigrams about Bees– reste fermé sur son petit bureau anglais. Ce même après-midi, un laquais se présenta chez Andrea Pasolini, qui s’apprêtait à dîner, pour annoncer que l’Empereur lui rendrait visite à six heures et demie le lendemain matin et qu’il souhaitait faire avec lui l’inventaire de toutes les ruches d’Elbe. »          (pages 13-16)

« Bonaparte écarte d’un geste brusque de la main le double tulle (…) et se met à écrire : « Mon fidèle apiculteur, Je suis heureux de savoir que nos abeilles sont en bonne santé et les ruches en pleine production. C’est presque mon unique réconfort durant ces jours amers. Je sais qu’il n’y a point de défaite si l’on se refuse à la reconnaître. (…). Les abeilles. Dis-moi, les abeilles peuvent-elles trahir ? T’ont-elles trahi quelquefois ? Comment pourraient-elles trahir si ce qu’on appelle instinct est certitude ? Les abeilles ignorent le doute et c’est pour cela qu’elles ne peuvent avoir peur. De la même façon, elles ne sont ni héroïques ni exaltées. Qui exigerait d’elles un héroïsme plus fort que leur abnégation virginale ? (…) Les abeilles sont disciplinées et prévisibles, mais le résultat de leurs actions est incertain et fluctuant, comme cela arrive avec les hommes. » »                                 (pages 34-35)

«  La nuit, Pasolini lisait et écrivait ; il rangeait ses volumes et ses cahiers dans une sentine de la cave dont lui seul possédait la clef. (…) Bien visible, l’oeuvre de Voltaire trône, en vingt-huit volumes in folio. Les quarante-six volumes de L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot lui tiennent compagnie. Plus bas, on trouve Rousseau, Buffon, Montaigne et Hobbes. (…) La petite niche est réservée aux traités d’apiculture : les œuvres de Pline, Varron, Palladius, Aristomaque et Philisque de Thassos se mêlent à celles, plus modernes, de Swammerdam, Boerhaave, Schirach et Huber. »                      (page 36)

« Bonaparte pensait aux abeilles. Que se passerait-il si, à l’approche du mois de juin, les légions d’ouvrières collectrices, avides de nectar, abandonnaient les ruches et ne trouvaient que des fleurs rachitiques où fourrer leurs longues trompes ? Une rébellion aux conséquences graves. Larves, nymphes, faux-bourdons et reines mourraient par milliers, par centaines de milliers. Décimées, comme ses troupes entre Smolensk et la Moskova. Comment avait-il pu ne pas prévoir que le pâturage des steppes russes était trop vert pour les chevaux de Silésie et qu’il n’y avait presque pas de moulins dans le Kovno, où moudre le grain pour la troupe ? »                                                                                   (page 45)

« Considérez un instant la solution italienne. J’ai les abeilles, un essaim de reines prêtes à tout. Vous savez que les reines italiennes sont les meilleures au monde, que la race italienne est la plus robuste, la plus prolifique, la plus active et la plus docile d’Europe. Je peux les déplacer selon ma volonté. Je peux les transporter à Livourne et laisser une tierce partie de l’essaim à Bologne. Depuis ce cœur labyrinthique qu’est l’Emilie, nous dominerons le Nord, nous atteindrons Trieste, Côme et Turin. Pis nous serons à Naples. De là, puissants, nous lancerons nos reines pour prendre Rome. (…) Les abeilles domestiques balaient la ruche pour évacuer les excréments des faux-bourdons, de la même manière nous balaierons de la face de Rome les Etats pontificaux, la putride corruption vaticane. Nous enverrons le reste de l’essaim à Palerme, nous reconstruirons la flotte des Deux-Siciles, nous prendrons Malte et nous serons rapidement en condition pour livrer bataille partout en Méditerranée, de Gibraltar au Bosphore. Que ferons-nous après avoir érigé la Grande République d’Italie (…) ? Si on peut unifier l’Italie grâce aux vertus de la raison pratique et des l’esprit de la ruche, pourquoi ne pas faire de même avec le reste de l’Europe ? »  (pages 103-104)

Armes de la ville de Campone d’Elba avec les trois abeilles napoléoniennes


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