Un rapport sur les perspectives de développement de l’apiculture est présenté à l’occasion du Premier congrès de l’agriculture, qui se tient à Ankara du 5 au 14 janvier 1931. Il a été co-rédigé par le docteur Fuat Ali Örsan (qui propose de définir les régions plus appropriées pour l’apiculture en Anatolie, et d’y établir des stations apicoles) ; par Celal Davut Arıbal (qui souligne la nécessité d’enseigner l’apiculture avec des ruches modernes, à cadres mobiles) ; par l’avocat Kemal Şağban (qui montre l’importance économique de la production de miel) ; et par İsmail Hakkı Arıcı (lequel insiste sur l’intérêt de former les enseignants à l’apiculture, qui pourront ensuite diffuser leurs connaissances auprès des villageois).
A partir des années 1930, l’apiculture est donc prise en compte dans les objectifs de modernisation de l’agriculture anatolienne portés par la jeune République de Turquie. Des manuels pratiques sont publiés dans la nouvelle langue turque, de même que des articles d’initiation aux techniques modernes dans les revues traitant d’agriculture. Des formations sont organisées au sein des Ecoles d’agriculture créées dans différentes régions du pays ; dans l’Institut de recherche avicole d’Ankara (Ankara Tavukçuluk Araştırma Enstitüsü), qui succède à un éphémère Institut d’apiculture d’Ankara (Ankara Arıcılık Enstitüsü) ; au sein de la Coopérative apicole d’Ankara, en charge à partir de 1950 de la formation de stagiaires destinés à devenir des instructeurs apicoles provinciaux, etc. L’apiculture est aussi au programme des Ecoles de chefs de village, puis des Instituts de village (Köy Enstitüler), officiellement créés en 1940, une institution de formation scolaire originale, mais qui sera fermée pour des raisons politiques en 1954.
Les Instituts de village (Köy Enstitüsü) : des prémisses en 1936, une création officielle en 1940
L’alphabétisation et la scolarisation d’une population très majoritairement rurale (à plus de 80%) et analphabète (à plus de 90% : d’après le recensement de 1927, seulement 4,7 % de la population générale savait lire) ont été des préoccupations premières de la République proclamée en 1923 sous la férule autoritaire et modernisatrice de Mustafa Kemal (Atatürk). Pour désenclaver le monde villageois et l’inciter à rejoindre les objectifs de « développement moderne », le nouveau régime a multiplié les initiatives et les institutions. Il a ouvert autant que faire se peut des écoles primaires mixtes dans toute l’Anatolie, en y nommant des instituteurs et institutrices pour partie formés dans des écoles normales # [1]. Il a aussi créé un réseau d’Ecoles de chefs de village, à la fois chargés de représenter les autorités, et de diffuser les idées et techniques nouvelles ; puis en 1937 l’Ecole des formateurs de village (Köy Eğitmen) # [2]. Il a ensuite installé des Instituts de village (Köy Enstitüler). Ces institutions participent de la volonté de faire pénétrer dans un monde rural rétif les éléments de la nouvelle identité nationale, et des éléments de la modernité technique.


Les Instituts de village sont créés par la Loi 3803 du 17 avril 1940, sous l’autorité du ministre de l’Éducation nationale Hasan Âli Yücel # [3]. Le modèle des Instituts est directement inspiré des thèses du penseur de l’éducation américain John Dewey, qui a effectué plusieurs visites en Turquie et produit de nombreux rapports (en turc) dans les années 1930 # [4]. A côté des écoles normales d’instituteurs classiques, Dewey préconise la formation d’une partie des enseignants des écoles primaires rurales dans des centres communautaires combinant formation à l’éducation et travail manuel. Sur une scolarité de 5 ans, les formations théoriques représentent la moitié des cours, l’autre moitié étant des formations pratiques.
Associer enseignements théoriques et formations pratiques reproductibles dans les villages d’affectation
Les diplômés ont vocation à devenir à la fois instituteurs de village, et éducateurs des communautés rurales dans lesquelles ils seront installés (alphabétisation, et connaissances de base en matière de techniques agricoles modernes). Les 21 Instituts de village sont ainsi initialement édifiés par le travail manuel des élèves : ils construisent les bâtiments (école, réfectoire, maisons des enseignants, dortoirs des élèves, ateliers, etc.), et mettent en culture les terres avoisinantes, à la fois pour se former aux techniques agricoles modernes (en matière d’irrigation par exemple), et pour produire de quoi alimenter la communauté de l’Institut. Chaque institut de village dispose donc d’ateliers, de ses propres champs cultivés, de bétail, de vignes.

Brochures des années 1936-1950 à usage des formations techniques agricoles
Outre des matières de base dont le choix apparaît comme typiquement kémaliste (langue turque, histoire et géographie, mathématiques, grandes œuvres de la littérature mondiale traduites en turc, musique individuelle et collective, sport, etc.[5]), les élèves sont initiés à de nombreuses techniques générales qu’ils sont chargés de reproduire dans le village où ils seront nommés : agriculture, santé, menuiserie, maçonnerie, forge, couture, élevage des petits et gros animaux, pêche, arboriculture, viticulture, etc. [Voir l’Annexe ci-dessous]. Le principe de la formation pratique au sein de l’Institut était, par exemple, que le diplômé nommé dans un village devait être capable, avec l’aide des villageois, de construire une école, voire d’autres bâtiments à usage d’ateliers : pour cela, le diplômé recevait des outils et d’autres matériels et matériaux.
L’apiculture est au programme des Instituts de village
L’apiculture est donc au programme de la formation des élèves, garçons et filles. Les enseignements sont à la fois théoriques et pratiques. Outre les manuels d’apiculture pratique éventuellement présents dans les bibliothèques, ils s’appuient sur des brochures thématiques dont les premières éditions sont parfois antérieures à la création officielle des Instituts # [6].




De rares images des cours d’apiculture dans des Instituts de village dans les années 1940: elles sont mal datées, et rarement localisées avec précision.
Les objectifs sont que les élèves maîtrisent les grands principes de l’apiculture moderne, pour faire ultérieurement progresser dans leurs villages d’affectation les techniques modernes plus productives que l’apiculture traditionnelle (les mêmes objectifs apparaissent dans les programmes des écoles normales d’instituteurs de la IIIe République française). Il s’agit ainsi, principalement, de diffuser la connaissance des ruches en bois à cadres mobiles (de types Dadant ou Langstroth), au détriment des ruches traditionnelles, ruches-troncs, ruches en osier tressé et argile, ruches en paille, qui représentent alors la quasi-totalité des ruches anatoliennes. Le programme prévoit aussi l’acquisition des bases de la biologie de l’abeille, et des principales maladies qui peuvent frapper les colonies. Il est évidemment difficile de mesurer la part spécifique des formations à l’élevage des abeilles reçues dans les Instituts dans le développement de l’apiculture moderne en Turquie –de nos jours de deuxième producteur de miel du monde derrière la Chine. Mais plusieurs apiculteurs ou fondateurs d’entreprises apicoles contemporaines prospères sont passés par les Instituts de village #[7].
Dès 1954, une liquidation des Instituts de village très politique
Préfigurés dès 1936 par les Ecoles de chefs de village, les Instituts de village ont prospéré entre 1940 et 1946 sous l’autorité du ministre de l’Education nationale Hasan Âli Yücel (démis ultérieurement par le premier ministre Recep Peker). Son successeur Reşat Şemsettin Sirer les transforme en écoles plus classiques, en supprimant certaines matières jugées inutiles – et vraisemblablement subversives (psychologie, sociologie, œuvres de la littérature étrangère), mais en conservant certains grands principes des Instituts de village (dont l’alliance de la théorie et des travaux pratiques). Cette nouvelle version des Instituts est cependant fermée par la loi n° 6234 du 27 janvier 1954, sous le régime du Parti démocrate, (issu d’une scission de droite et islamisante du mouvement kémaliste), arrivé au pouvoir en 1950.

Caricature de 2008 montrant les Etats-Unis offrant les boîtes de conserve du Plan Marshall à un jeune Turc se heurtant à la porte fermé de son Institut de village en 1954. [Traduction: « Garçon, viens, ne te prend pas la tête ! Pour apprendre à pêcher, il suffit d’ouvrir la boîte et de manger le poisson…« ]
Cette fermeture est très politique, dans le contexte de la Guerre froide, et de la présence accrue des Américains en Turquie. Au plan de la politique intérieure, les conservateurs du Parti démocrate considèrent que les Instituts sont des bastions du kémalisme qui forment des « atatürkistes au petit pied » ensuite envoyés dans les campagnes pour s’opposer aux aghas et autres propriétaires fonciers (le système quasi féodal traditionnaliste et anti-moderniste de l’ağalık, surtout dans le sud et l’est du pays ) en promouvant la réforme agraire # [8]. Les religieux taxent les Instituts d’irreligion (l’islam n’est pas au programme des enseignements), et de « nids de prostitution » puisqu’on y trouve à la fois des garçons et (quelques) filles # [9]. Et parmi les conditions posées par les Américains pour accorder leur aide civile et militaire à la Turquie, on relève la fin des « plans de développement quinquennaux » (un principe et une appellation trop proches, sans doute, du modèle soviétique voisin..), et la fermeture des Instituts de village. Avec leurs objectifs d’éducation à la citoyenneté nouvelle, avec la place accordée aux travaux manuels et aux formations sur le tas, les Instituts sont accusés d’être « un décalque du système d’éducation soviétique », d’être « sous la coupe des communistes », et de « former surtout des militants politiques. » Les Instituts sont, dès lors, donc intégrés aux écoles normales classiques (İlköğretmen Okulu). Et les objectifs d’intégration du monde rural au nouveau régime et à la modernité occidentale et laïque sont opportunément remisés par le Parti démocrate.
Les critiques seront virulentes en 1954, venant à la fois des partisans d’Atatürk, et des nationalistes et des communistes hostiles au rôle des Américains dans l’affaire. L’abondante littérature contemporaine actuelle sur les Instituts de village est dans la même veine de dénonciation de leur fermeture par les conservateurs du Parti démocrate.
NOTES
[1] D’après la Direction générale des statistiques, en 1940, sur environ 40.000 villages, 31.000 ne disposaient pas d’une école primaire.
[2] Les Formateurs de village (Köy Eğitmen) sont institués par la Loi 3238 du 11 juin 1937 : « Les formateurs de village sont employés pour guider les villageois à travers des travaux d’éducation et de formation, et à engager des travaux agricoles selon des méthodes scientifiques. » Il s’agit pour partie de caporaux et de sergents alphabétisés, et libérés de leurs obligations militaires.
[3] Hasan Âli Yücel (1897-1961 : Hasan Âli Yücel – Vikipedi (wikipedia.org)) a été nommé ministre de ‘lEducation en décembre 1938 par le président de la République Ismet Inönü dans le gouvernement de Celal Bayar. Yücel a été efficacement secondé par İsmail Hakkı Tonguç (1893-1960 : İsmail Hakkı Tonguç – Vikipedi (wikipedia.org)), le Directeur général de l’enseignement primaire au ministère.
[4] John Dewey (1859-1952), philosophe, psychologue et réformateur de l’éducation aux Etats-Unis, avait été invité en Turquie par Mustafa Kemal en 1924. Il lui a été demandé de préparer des rapports sur les perspectives souhaitables pour l’éducation en Turquie. Le premier rapport du professeur Dewey a été publié dans le premier numéro du Maarif Vekaleti Magazine en mars 1925. Dewey a rendu plusieurs autres rapports en turc jusqu’en 1939.
[5] La presque totalité des 21 Instituts (un par grande région) a fait l’objet d’études monographiques, en général à l’occasion d’un anniversaire de fondation, ou de la réaffectation des locaux. Les textes, les témoignages et l’iconographie des ouvrages permettent de relever quelques caractéristiques communes. En particulier la place importante accordée à l’apprentissage d’un instrument de musique (la mandoline, le saz et la guitare étant les plus fréquents). Chaque institut dispose d’une chorale et d’un ensemble musical, ou d’une fanfare. On y apprend les hymnes républicains, de la musique classique occidentale, et des musiques dites folkloriques. Des pièces de théâtre sont régulièrement répétées et présentées en public. Les programmes des cérémonies de remise de diplômes montrent l’étendue des activités artistiques après l’hymne national introductif: chorales ; pièces de théâtre (dont Molière, Sophocle, Gogol, Shakespeare); concert de mandoline ; marches et ballades ; pièces de concert de violon ; lecture de poèmes et concert de divers instruments, etc..
[6] ERSEN F. [1936], Arıcılık. Köy Muhtarlar Kursu Ders notları [Apiculture. Notes pour le cours des chefs de villages], TC, Izmir Vilayeti, Köy Bürosu, Dereli Basimevi, Izmir, 1936.
[7] Voir par ex. : ÜNSAL Sercan, Köy Enstitüleri. Kirsal Kalkınma, 22 avril 2020. Online : KÖY ENSTİTÜLERİ / KIRSAL KALKINMA – ARICILIK | Kalabalık Cadde (kalabalikcadde.com)
[8] Le reproche « d’atatürkisme » n’est sans doute pas dénué de fondement quand on lit les nombreuses monographies récentes des différents Instituts, quasi unanimes à regretter la fermeture politique des Instituts en 1954, alors qu’ils participaient de plein exercice à la formation et à l’ouverture à la modernité du « citoyen villageois nouveau »….
[9] Très règlementée dès la création des Instituts, la mixité a été pratiquement supprimée dès 1947.
Quelques références bibliographiques
La bibliographie contemporaine (historique, sociologique, pédagogique) est abondante sur les Instituts de village. Outre des études académiques transversales, pratiquement chaque institut a fait l’objet d’une (ou plusieurs) monographie commémorative, présentant le plus souvent des documents iconographiques tout à fait intéressants, dont les quelques images des formations pratiques à l’apiculture que nous présentons dans cet article. On notera l’existence d’une association engagée dans la réhabilitation/promotion des Instituts de village, l’Association des Instituts de village Nouvelle Génération (Yeni Kuşak Köy Enstitülüler Derneği, YKKED) et donc active dans le domaine des publications.


Brochures sur l’apiculture de 1936-1937 à destination des « Formateurs de village » (créés par la Loi 3238 du 11 juin 1937) : « Les formateurs de village sont employés pour guider les villageois à travers des travaux d’éducation et de formation, et à engager des travaux agricoles selon des méthodes scientifiques. ». Elles seront également présentes dans les Instituts de village dans les années 1940-50.
ERSEN F. [1936], Arıcılık. Köy Muhtarlar Kursu Ders notları [Apiculture. Notes pour le cours des chefs de villages], TC, Izmir Vilayeti, Köy Bürosu, Dereli Basimevi, Izmir, 1936.
Article de Vikipedi-türk : « Köy Enstitüsü », consulté le 1/6/2022 :
https://tr.wikipedia.org/wiki/Koy Enstitusu
Une séquence iconographique sur les activités de formation et culturelles dans différents Instituts dans les années 1940, consultée le 1/7/2022 :
https://onedio.com/haber/1940-larda-kirsal-kesimde-kalkinma-saglayan-koy-enstitusu-gunlerine-dair-32-fotograf-946280
KARAOMERLIOGLU M. Asim, The Village Institutes Experience in Turkey, British Journal of Middle Eastern Studies, 1998, vol.25, no 1, p.47-73.
Online: http://ocw.metu.edu.tr/file.php/118/karaomerlioglu_asim.pdf
BABAHAN Ali, Bir Sosyal Politika Projesi Olarak Köy Enstitüleri, Alternatif Politika, 2009, vol.1, no 2, p.194-226. Online: http://www.acarindex.com/dosyalar/makale/acarindex-1423869266.pdf
BARAN Evrim, ŞAHIN Mehmet, « The Work, by the Work and for the Work »: Village Institutes as a Revolutionary Practice of Dewey’s Philosophy, Iowa State University, communication, s.d. (milieu des années 2000 ?).
TUNALI Selma, Village Institutes: The Pioneer of the Republic Revolution, Online Journal of Art and Design, July 2021, volume 9, issue 3. Online: http://www.adjournal.net/articles/93/9318.pdf
YETKIN Çetin, Karşı Devrim, “1945-1950”, [La Contre-révolution 1945-1950], Otopsi Yayınları, İstanbul, 2002
ANNEXE
Köy Enstitülerinin ders programı incelendiğinde derslerin (1) Kültür ; (2) Teknik (3) Tarım:
• Kültür Dersleri ve Çalışmaları: Türkçe, tarih, coğrafya, yurttaşlık bilgisi, matematik, fizik, kimya, tabiat ve okul sağlık bilgisi, zirai işletme ekonomisi ve kooperatifçilik, yabancı dil, el yazısı, resim-iş, beden eğitimi ve ulusal oyunlar, müzik, ev idaresi ve çocuk bakımı, askerlik, öğretmenlik bilgisi
• Teknik Dersler ve Çalışmaları: Demircilik ve nalbantlık, dülgerlik ve marangozluk, yapıcılık, köy ve el sanatları, makine ve motor kullanma.
• Tarım Dersleri ve Çalışmaları: Tarla ziraatı, bahçe ziraatı, sanayi bitkileri ziraatı ve ziraat sanatları, zootekni, kümes hayvancılığı, arıcılık ve ipek böcekçiliği, balıkçılık ve su mahsulleridir.

[Traduction: Les principales matières du programme des Instituts:
• Cours et études culturelles : turc, histoire, géographie, éducation civique, mathématiques, physique, chimie, connaissances sur la nature et la santé scolaire, économie des entreprises agricoles et coopératives, langue étrangère, écriture manuscrite, peinture, éducation physique et jeux nationaux, musique, ménage et soins des enfant, formation militaire, pédagogie d’enseignement des connaissances
• Cours et études techniques : Forge, menuiserie, construction, village et artisanat, utilisation de machines et de moteurs.
• Cours et études agricoles : agriculture de plein champ, horticulture, agriculture de cultures industrielles et arts agricoles, zootechnie, élevage de volailles, apiculture et élevage de vers à soie, pêche et aquaculture.]
