1er juillet 1877, Londres-Beyrouth : Une lecture maçonnique de la première de couverture de la gazette Al-Nahle ( النحل , L’Abeille )



NB : Ce texte est une version première et centrée sur la maçonnerie d’une analyse développée ultérieurement de la symbolique de cette gravure, accessible ICI.


Sur la première de couverture d’Al-Nahle, ( النحل , L’Abeille ), un nouveau périodique culturel daté du 1er juillet 1877, édité à Londres après deux premières tentatives à Beyrouth en 1870 puis 1874 par le prêtre syriaque catholique ottoman et journaliste Louis Sabuncu (1838-1931), figure une gravure dont la lecture maçonnique s’impose presque d’elle-même. Et ce, même si l’on manque de preuves archivistiques attestant de l’initiation de Sabuncu dans l’une des loges du Levant ottoman, ou de Londres, ou de Constantinople-Istanbul.


L’image, d’emblée, organise sa composition autour d’un centre irradiant : la ruche, d’où émane une lumière textuelle et symbolique. À droite, une reine ailée au manteau ornée d’abeilles – figure féminine, inspiratrice, principielle – tend au roi, placé à gauche, une sphère de matière sombre qui peut être lue comme un morceau de rayon de miel. En retour, le roi lui présente une coupe où s’est posée une abeille, messagère du travail accompli. Tout concourt à faire de cette scène une allégorie de l’œuvre maçonnique : rencontre des principes, circulation des dons, production d’une lumière intérieure.

La ruche, placée au centre comme un autel, suffit à ouvrir la lecture. Dans de nombreuses traditions maçonniques des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, la ruche est l’un des emblèmes les plus éloquents de la loge : elle désigne la communauté laborieuse, le temple vivant animé par l’industrie de ses membres. Les abeilles – que l’on voit ici s’élever comme un essaim vers le soleil du titre – figurent ces modestes ouvrières de la connaissance, initiées et profanes, chacune rapportant du butinage une parcelle de nectar intellectuel. Le miel, quant à lui, représente le produit raffiné du travail collectif : douceur de la sagesse, résultat de l’effort ordonné, récompense spirituelle offerte à celui qui apprend à œuvrer non pour lui-même, mais pour l’édifice commun.


À cette centralité de la ruche répond la disposition triadique des personnages : la lumière au sommet, le roi et la reine de part et d’autre. Cette verticalité hiérarchisée évoque la structure même du Temple maçonnique. Le disque lumineux, inscrit du titre arabe ottoman, joue le rôle du soleil symbolique — orbe rayonnant, source de vie et de vérité. Le soleil est l’un des attributs majeurs de la Maçonnerie : il éclaire le travail des frères, rythme les heures symboliques, et rappelle que la quête initiatique est d’abord une conquête de la clarté intérieure. Ici, ce soleil textuel semble irradier la scène, comme si la parole (ou le nom) dispensait directement la lumière.

Les deux figures latérales – roi et reine – sont représentées comme des incarnations des principes complémentaires, concept fondamental de la symbolique maçonnique et hermétique. Le roi, dans sa tenue d’inspiration antique, porte le sceau de l’autorité, de la raison organisatrice et de la volonté agissante. La reine ailée, elle, incarne la part intuitive, inspirée, créatrice — celle qui reçoit le souffle, la muse ou la Sophia. Leurs couronnes, pareilles à des symboles solaires et lunaires de l’Antiquité, suggèrent l’unité des polarités. Rien, cependant, ne les distingue en termes d’autorité ; l’équilibre de leurs gestes indique qu’ils sont moins des individus que les protagonistes d’une opération symbolique : la conjonction des contraires.

L’échange au centre de la gravure matérialise cette conjonction. Ce que la reine transmet – sans doute un rayon de miel – peut être interprété comme la matière première dont le roi, par sa coupe, recueille l’essence sublimée. Le geste de la reine est celui du don inaugural ; celui du roi, de la reconnaissance. L’abeille qui se pose sur la coupe fait alors office d’intermédiaire : elle convertit le monde sensible en miel, la matière en lumière, le travail en sagesse. En cela, elle rappelle la fonction de l’initié : transformer la réalité brute en sens, en connaissance, en vertu. L’image montre ainsi, sous une forme narrative, la circulation maçonnique du savoir : recevoir, transmuter, transmettre.


Le registre inférieur de la gravure – une suite de fleurs naturalistes finement dessinées et nommées, dont chacune représente une partie de la connaissance – renforce encore l’interprétation maçonnique. De la diversité des fleurs naît l’unité du miel ; de la pluralité des expériences naît la synthèse de la sagesse. On peut voir dans ces plantes alignées la figuration discrète des différents « degrés » ou des divers champs d’effort de la vie humaine. Les abeilles qui butinent d’une fleur à l’autre, telles des messagères infatigables, sont les images de l’initié appliquant son art dans chaque domaine de l’existence. Elles rappellent aussi que la connaissance ne se construit pas seule : elle est le butin accumulé d’une multitude de rencontres.

Certains détails secondaires accentuent encore la coloration maçonnique de l’ensemble. Ainsi, derrière le roi, un globe terrestre, – l’un des deux globes jumeaux qui ornent traditionnellement l’entrée symbolique du Temple. On distingue également, sur ce globe et dans l’architecture végétale qui entoure la ruche, des formes angulaires qui ne peuvent évoquer que le compas, l’instrument de la mesure morale et de la juste conduite. Même la table sur laquelle repose la ruche, avec ses pieds rectilignes et ses motifs géométriques, semble répondre aux exigences d’un mobilier rituel.


Enfin, la lumière qui entoure le titre d’Al-Nahle apparaît comme la clé de voûte de la composition : la ruche produit du miel, mais elle reçoit la lumière ; l’homme reçoit le miel, mais il renvoie la lumière ; la femme donne la matière, mais elle est guidée par la lumière. Ainsi se met en place un circuit où le travail, la connaissance et l’illumination ne sont pas des étapes distinctes, mais des aspects d’une même dynamique initiatique. La gravure se lit alors comme un petit traité visuel : comment la loge (la ruche) transforme la diversité de la matière humaine (les fleurs, les abeilles, la reine) en un savoir unifié (le miel), destiné à éclairer la conscience sous l’œil bienveillant du soleil intérieur.

Cette lecture maçonnique n’exclut nullement d’autres interprétations ressortant de la mythologie antique, ou du naturalisme. Mais elle apparaît comme l’une des plus cohérentes, car la gravure mobilise avec constance les motifs qui, depuis les Lumières, composent l’arsenal symbolique des loges : l’abeille, la ruche ; le soleil, la lumière, le globe ; la collaboration harmonieuse des contraires ; l’idée d’un travail ordonné orienté vers le perfectionnement moral. On ne peut affirmer l’exclusivité de l’intention maçonnique du commanditaire de cette gravure ; mais il est évident qu’il a puisé dans un imaginaire partagé par les artisans de la modernité intellectuelle du XIXᵉ siècle, parmi lesquels la franc-maçonnerie occupait une place importante. Y compris dans l’Empire ottoman des Tanzimat, et dans la Nahda arabe du Levant au même moment.



Curieusement, quand Louis Sabuncu, alors employé au Palais du sultan ottoman, fait édifier en 1904 une vaste demeure sur l’île de Prinkipo (Büyükada), à Istanbul, il fait reproduire, au fronton, la gravure d’Al-Nahle 1877. Transférant ainsi sa symbolique maçonnique, et convainquant les observateurs contemporains qu’ils étaient et sont en présence soit de la « Maison des abeilles / Arılı Ev « , soit de la « Maison du (franc)-maçon / Mason Evi »…


On peut compléter cette lecture maçonnique par trois autres perspectives en utilisant les liens ci-dessous:


QUELQUES REFERENCES SUR L’ABEILLE, LA RUCHE & LA FRANC-MACONNERIE

SABUNJU John Louis [1877], « Al-Nahle – Explanation of the Title Page », gravure introductive, Al-Nahle,  July 1, 1877, no1, page 2.

MAINGUY Irène [2020],« La franc-maçonnerie à travers ses symboles», article 445 de la revue La Franc-maçonnerie Magazine, 17/10/2012. URL: http://www.fm-mag.fr/article/445/la-franc-maconnerie-a-travers-ses-symboles   

KRETZ Richard E. [2020], « The Beehive, Omphalos Stones, & the Sacred Feminine », The Square Magazine, 2020. URL : https://www.thesquaremagazine.com/mag/article/202007the-beehive/?

GRISON Thomas  [2019], « Le symbolisme de l’abeille », MdV Éditeur, Coll. Les Symboles Maçonniques, n°87, 2019, 130 pages. CR : par Yonnel GHERNAOUTI dans :  La Chaîne d’Union, 2019, no 3, 18 pages

BURDY Jean-Paul  [2017],  Conférence au Temple Millon de Lyon-Villeurbanne, 12/4/2017 : L’abeille et la ruche sont très présentes dans l’iconographique de la franc-maçonnerie depuis le XVIIIe siècle, reprise sur le blog « La République des abeilles » : https://larepubliquedesabeilles.com/

Grand Lodge of British Columbia & Yukon [2010], Freemasonry & Bees , Vancouver, GLBCY Publications, 2010, 4 pages. URL : https://freemasonry.bcy.ca

HUNT Charles Clyde [1925], Masonic Symbolism of the Beehive, Des Moines, Grand Lodge of Iowa, 1925, 42 pages. Reprint 2005.

BULLAMORE Geo. W. (brother) [1923], The Beehive and Free Masonry, 1923, reprint by Grand Lodge of British Columbia & Yukon. URL: https://www.freemasonry.bcy.ca/aqc/beehive.html?

MAETERLINCK Maurice [1901], La Vie des abeilles, Paris, Fasquelle, 348 pages.(ouvrage mille fois réédité, illustré et traduit, perspective littéraire/naturaliste souvent mobilisée par les symbolistes et les allégoristes).

MACKEY Albert G. [1873], Encyclopedia of Freemasonry, New York, Masonic Publishing Co., 1873, 1030p. (entrées « Bee » et « Beehive »). L’article « The Beehive » est repris dans Universal Freemasonry.org URL : https://www.universalfreemasonry.org/en/symbol-freemasonry/beehive?


Presse-papier, sulfure, milieu XIXe (Coll.part. JPB)