1568 : Les énigmatiques « Apiculteurs » , un dessin à la plume de Pieter Bruegel L’Ancien.

« Les Apiculteurs / Die Bienenzüchter / De Imkers », dessin à la plume de Pieter Bruegel (ou Brueghel) L’Ancien, vers 1568, conservé au Cabinet des estampes et dessins (Kupferstichkabinett) du Musée d’Etat de Berlin, (20,3cm x 30,9cm)

Dans un décor rural, trois apiculteurs en tenue protégée s’occupent de ruches en paille, alors qu’un jeune garçon semble chercher un nid dans un arbre.


Un dessin documentaire ? Ce dessin de Bruegel L’Ancien (v.1535 en Brabant-1569, à Bruxelles), qui date de la fin de sa vie, est célèbre en ce qu’il est une des représentations quasi unique à la Renaissance d’apiculteurs en tenue de travail complète: une longue tunique couvrante, une cagoule avec un camail métallique ou d’osier pour protéger le visage. L’intérêt documentaire du dessin est donc évident, qui rappelle que les abeilles sont des animaux non domestiqués dont la piqûre est toujours douloureuse. L’attitude des personnages, et la position des ruches (sous le bras, par terre) ont parfois suggéré que la scène pourrait en fait représenter le vol d’essaims ou de miel dans un rucher.

Un sens caché, religieux  et politique ? Au-delà cependant de la dimension documentaire et naturaliste, ce dessin énigmatique fait l’objet d’interprétations diverses, parfois assez alambiquées. Elles s’attachent à décrypter la relation du Brabançon Bruegel L’Ancien (contemporain de Charles Quint et de Philippe II, et de l’interminable Concile de Trente) à la religion catholique, dans le contexte des sanglantes luttes d’indépendance d’une partie des Pays-Bas espagnols, qui deviendront de fait les Provinces-Unies protestantes une décennie après la mort du peintre (voir ici).

Selon certains historiens de l’art et des religions, qui s’appuient et sur des ouvrages d’apiculture anciens (Clutius 1597), et sur des analyses divergentes du XIXe s. et de la première moitié du XXe s. (Milla-Villena 1980, Sybesma 1991), ce tableau d’un Bruegel apparemment connu comme « bon catholique » pourrait en réalité être une forme de critique symbolique contre l’Inquisition qui sévit alors dans l’Empire des Habsbourg, y compris dans les Pays-Bas espagnols. Il traduirait peut-être l’expression d’une certaine adhésion du peintre au protestantisme.

Ce serait le sens de la formule ajoutée après coup aux pieds du personnage de gauche : « Dye den nest Weet dye Weeten / dyen Roft dye heefen ». que l’on pourrait traduire par « Celui qui sait où est le nid a la connaissance/ Celui qui le vole a le nid ». Ce proverbe flamand signifiant qu’il ne suffit pas d’avoir la connaissance, mais qu’il faut aussi l’appliquer, passer à l’action. En 1566, des raids protestants iconoclastes avaient ruiné en Flandres de nombreuses églises, vidées de leurs paroissiens. Selon cette interprétation, les apiculteurs pourraient dès lors figurer les catholiques restaurant l’Eglise (le rucher) ou des églises et leurs paroissiens (les ruches et les abeilles), alors que le jeune dénicheur dans l’arbre serait le protestant agissant et iconoclaste… On le voit, rien n’est très évident dans ces gloses.

Quelques sources sur l’interprétation du dessin :

Avec Jan van Eyck, Jérôme Bosch et Pierre Paul Rubens, Bruegel L’Ancien est considéré comme l’une des quatre grandes figures de la peinture flamande de la Renaissance. Les ouvrages sont donc innombrables sur la vie (cependant très mal connue) et l’oeuvre (abondante et fascinante). Nous citerons juste deux articles sur des interprétations plus spécifiques des Apiculteurs.

MILLA-VILLENA Rodolfo [1980], « Deux moralités de Pieter Bruegel L’Ancien à l’époque de la montée du calvinisme aux Pays-Bas », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la Réforme et la Renaissance, 1980, Volume 11, no 11-2, p. 188-201

SYBESMA Jetske [1991], « The Reception of Bruegel’s Beekeepers : a Matter of Choice », Art Bulletin, sept.1991, Vol.73, Issue 3.

CLUTIUS Theodorus [1597] (CLUYT Dirck, 1546-1598), Van de byen… : haeren wonderlyken oorspronk natuer, eygenschap, krachtige ongehoorde ende zelzaeme werken; waer in bemerkt worden haere wonderlyke politien ende eerlyke regeeringen, die sy met haeren koning, ende onder malkanderen onderhouden. Zeer genuchelèyk en plaisant om lesen. Gesteld in forme van eene saemenspraeke door Theodorum Clutium. [Des abeilles (….)], Antwerp, Petrus Josephus Rymers, Leiden, 1597?

* Un film a été documenté à partir de l’oeuvre du peintre : « Bruegel, le moulin et la croix / Bruegel, The Mill and the Cross » , film polono-suédois de Lech Majewski avec Rutger Hauer, Charlotte Rampling, Michael York , 2011

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