L’intérêt porté lors des congrès Apimondia aux sous-espèces indigènes d’abeilles (native bees / yerli arılar) et aux écotypes locaux (local bees / arı ekotipleri ) n’est pas nouveau. Il s’inscrit pour l’essentiel dans une démarche de protection des sous-espèces et de promotion de leur réemploi. Une démarche volontariste qui n’est pas sans entrer en contradiction avec la tendance pluri-décennale à l’hybridation par l’introgression naturelle (par exemple lors de transhumances annuelles massives – ce qui est le cas en Turquie) ; mais surtout avec les pratiques anthropiques de sélection depuis la fin du XIXe s. de quelques souches dont les qualités avancées (moindre « agressivité » ; moindre tendance à l’essaimage ; meilleure reprise après l’hivernage ; production de miel plus importante, etc.) sont considérées comme supérieures à celles des espèces indigènes. La mondialisation du marché des reines d’abeilles autour de quelques sous-espèces (A.m.ligustica ; A.m.carnica ; A.m.Buckfast) est la preuve la plus spectaculaire de cette mondialisation de quelques sous-espèces à tendance hégémonique.

La grande diversité des sous-espèces et des écotypes d’abeilles en Turquie, et leur évolution.
La Turquie est un grand pays d’apiculture et d’apiculteurs et apicultrices – la production annuelle de miel, en hausse régulière, se situe actuellement aux environs de 100 000 tonnes annuelles, au 2e rang mondial derrière la Chine (1). Grâce à la diversité de ses paysages et de sa flore. Grâce aussi, et surtout à la diversité encore réelle de ses sous-espèces (ou « races », pour utiliser le vocable ancien) d’abeilles mellifères Apis mellifera. Elaborée initialement par le biologiste juif allemand et palestinien Friedrich Simon Bodenheimer dans son ouvrage fondateur de 1942 (2), puis précisée après de nombreux travaux intermédiaires par Friedrich Ruttner en 1988 (3), puis par des chercheurs turcs (4), la carte des abeilles en Turquie fait apparaître plusieurs sous-espèces régionales, comprenant elles-mêmes des écotypes (en cours de description et protection) adaptés à des environnements spécifiques :

La carte des sous-espèces de Turquie d’après F.Ruttner (1988, cf. note 3)
1) Apis mellifera anatoliaca (Anadolu Arısı) pour le plateau d’Anatolie centrale. Avec plusieurs variantes régionales :
– dans la zone égéenne occidentale : Batı Ege Arısı, dont l’écotype des « abeilles de Muğla » qui produisent un miel de pin célèbre; ou l’écotype des « abeilles de Gökçeada » (sur l’île d’Imbros, en mer Egée « Gökçeada Arısı »). Une des souches égéennes sélectionnées a été baptisée Efe Bal Arısı.
– l’écotype des « abeilles de Yiğilca » de la région de Düzce (sur la mer Noire occidentale: Yiğilca ekotipi) ;
2) Apis mellifera caucasica (KafkasArısı, « l’abeille caucasienne », qui comprend à la fois « l’abeille grise de montagne », et « l’abeille gris-jaune subcaucasienne » ) pour les régions du Pont (mer Noire) et du nord-est ; avec quelques traces de la variante Apis mellifera armeniaca (« l’abeille jaune subcaucasienne ») aux confins de l’Arménie.
3) Apis mellifera meda (Iran Arısı, « l’abeille iranienne ») , du golfe d’Adana au nord de la Syrie et à l’Iran ;
4) Apis mellifera syriaca (Suriye Arısı, « l’abeille palestinienne » devenue au XXe siècle « l’abeille syrienne ») aux confins syro-turcs. Pour en rester aux frontières nationales de la Turquie, elle est parfois qualifiée de Hatay Arısı « l’abeille du Hatay ». Son aire d’expansion sur la carte de Ruttner 1988 paraît un peu trop restrictive.
5) Apis mellifera cypria (Kıbrıs Arısı, « l’abeille chypriote ») – dans l’ensemble de l’île évidemment (on notera que le nord de l’île [RTCN / KKTC] enregistre une présence accrue d’A.m.anatoliaca liée à l’arrivée de colons turcs).
6) Apis mellifera carnica, ou macedonica (Trakya Arısı) en Thrace orientale.
Mais, comme sur toutes les cartes contemporaines de répartition des sous-espèces, le phénomène d’hybridation est occulté, tant il est difficile à mesurer.
Dans la continuité du congrès de 2017, plusieurs interventions scientifiques pendant le congrès d’Istanbul 2022 ont rendu compte soit d’analyses morphologiques et/ou génétiques régionales, soit d’initiatives d’ONG visant à protéger et promouvoir des sous-espèces régionales, ou des écotypes locaux. Ainsi, au sein de la fondation de protection de l’environnement TEMA (5), la protection par la fondation ANG (6) de l’abeille caucasienne (A.m.caucasica) dans son écotype des hautes vallées de Camili, dans la région d’Artvin (nord-est, à la frontière géorgienne). La démarche de protection s’inscrit toujours dans une volonté de conserver une diversité génétique menacée par les phénomènes d’hybridation ; et de valoriser des écotypes locaux adaptés depuis longtemps aux conditions environnementales existantes et en évolution – topographie, flore, climat. Cette démarche ne visant pas, il convient de le signaler, à éradiquer ou supplanter des hybrides adoptées depuis longtemps, mais qui ont parfois démontré leurs faiblesses face à certaines menaces, en particulier varroa.

On aura également noté pendant le congrès 2022 que, sur le continent américain comme en Asie, il y a une tendance émergente à la revalorisation d’espèces qui ont été historiquement supplantées par l’abeille mellifère européenne A.m.mellifera (en particulier parce que leur production de miel est très faible:
– deux espèces à rayon extérieur (souvent unique) : Apis florea (dont l’aire de répartition commence dès l’Iran – Péninsule Arabique – Corne de l’Afrique et s’étend jusqu’à l’Asie du sud ; quelques colonies viennent d’être recensées à proximité du port de Gênes, en Italie) et Apis cerana (en Asie du sud, du sud-est, et orientale ; plus l’Australie depuis une décennie comme espèce invasive) ;
– les espèces melipones sans dards (stingless bees), en particulier en Amérique centrale et du sud.
NOTES
1 A titre de comparaison, la production annuelle française, en déclin tendanciel prononcé, oscille entre 10 et 20 000 tonnes (mais 7500 t seulement en 2021).
2 BODENHEIMER Friedrich Simon (1897-1959) «Türkiye’de Bal Arısı ve Arıcılık Hakkında Etüdler – Studies on the Honey Bee and Beekeeping in Turkey [Etudes sur les abeilles mellifères et l’apiculture en Turquie] », Istanbul, Numune Matbaasi, 1942, 119p.
3 RUTTNER Friedrich , « Biogeography and Taxonomy of Honeybees », Springer Verlag, Berlin, Heidelberg, New York, London, Paris, Tokyo, 1988, 284p.
4 KANDEMIR Irfan, KENCE Meral, KENCE Avkut [2000], « Genetic and morphometric variation in honeybee (Apis mellifera L.) populations of Turkey », Apidologie no 31, 2000, p.343–356. & : BODUR Çaǧri, KENCE Meral, KENCE Avkut [2007] «Genetic structure of honeybee, Apis mellifera L. (Hymenoptera: Apidae) populations of Turkey inferred from microsatellite analysis », Journal of Apicultural Research no 46, 2007, p.50–56. https://www.academia.edu/7091061/Bodur_Kence_Kence-2007jar
5 TEMA, Türkiye Erozyonla Mücadele, Ağaçlandırma ve Doğal Varlıkları Koruma Vakfı / Fondation turque pour la lutte contre l’érosion, le reboisement et la conservation des actifs naturels
6 Ali Nihat Gökyiğit Vakfı (cf. la biographie du fondateur et mécène, né à Artvin, aux confins de la Géorgie, en 1925 : https://angyatirim.com.tr/ & : https://www.biyografya.com/biyografi/14216 )
7 «Muğla. Wildfires deal blow to world-famous pine honey production », hurriyetdailynews.com, 10/8/2021. En ligne : https://www.hurriyetdailynews.com/amp/wildfires-deal-blow-to-world-famous-pine-honey-production-166876