1903: Les abeilles et la ruche dans le «Solidarismus» de l’ingénieur Rudolf Diesel, inventeur du « moteur à huile lourde », et réformateur social méconnu…


«Que j’ai inventé le moteur diesel, c’est bien beau. Mais ma principale réussite est d’avoir résolu la question sociale. » (Rudolf Diesel, 1903)

On sait qu’après avoir incarné métaphoriquement la monarchie idéale, puis la république idéale, la ruche anthropomorphe est désormais érigée, au XIXe siècle, en symbole de la coopération économique et sociale. On valorise la concorde sociale qui y règne, grâce au caractère laborieux et altruiste des abeilles. Le long XIXe siècle est, entre autres, celui des idéologies et des institutions sociales et socialistes, pour trouver des solutions, ou LA solution, à la « question sociale » – le paupérisme, la misère ouvrière… La coopération y est un maître-mot. Les utopistes, en particulier Saint-Simon et les fouriéristes, se référeront plus d’une fois à la ruche, et à la coopération des abeilles. Le mouvement mutuelliste, -les sociétés de secours mutuels; et le mouvement des coopératives de production et de consommation, à la recherche de symboles, se retrouvent donc dans le fonctionnement de la ruche et des abeilles.

Rudolf Diesel, ingénieur social

Un auteur inattendu s’est aussi référé à la ruche, un ingénieur allemand mondialement connu pour l’invention en 1897 du « moteur à huile lourde » qui porte son nom : Rudolf Diesel (1858-1913) . Mais aussi contributeur, aujourd’hui inconnu, à la solution de la « question sociale », avec un programme publié en 1903 : « Solidarismus ».

DIESEL Rudolf (1858-1913) [1903], Solidarismus. Naturliche wirtschaftliche Erlosung des Menschen [Solidarisme. Le salut économique naturel de l’homme/ ou : Rédemption économique naturelle…], München u. Berlin, 1903, 140p.


Les 6 rayons du « S » du frontispice édité en 1903 sont respectivement : la Véracité ; la Justice ; la Fraternité ; la Paix ; la Compassion ; l’Amour.


Diesel propose une société de coopération volontaire, dans un développement qui est beaucoup moins idéologique que technicien et comptable – sa démarche de réformateur social est celle de nombreux autres ingénieurs de l’époque, positivistes, rationalistes, et tenants de l’inéluctabilité du progrès. Son calcul initial est simple. Il y a en Allemagne «50 millions de personnes qui dépendent des salaires et traitements». Si chacune verse « un pfennig [centime] par semaine à une Caisse du peuple [Volkskasse], on arrive à un capital de 500 000 marks par semaine. Si un pfennig est mis de côté chaque jour, on arrive à 182 millions de marks par an, et deux milliards de marks disponibles au bout de la décennie pour la croissance économique. » Avec le capital accumulé, la Caisse du peuple sert de prêteur et de caution pour les opérations des membres cotisants. Cette procédure d’épargne est à la base du principe du solidarisme, que Diesel entend comme «l’équation complète de l’intérêt individuel avec l’intérêt global», «le libre accord des personnes à la justice mutuelle par le travail, l’unité et l’amour».

Le modèle de la ruche, et de ses abeilles

La ruche est, dès lors, prise comme modèle : « Cela ne vous fait-il pas penser à une ruche, où chaque abeille participe sans relâche, et avec une application dévouée, au travail commun ; où le miel rassemblé est la propriété commune de toutes les abeilles de la ruche et constitue leur nourriture, non seulement pour le temps présent, mais aussi pour la période de l’hiver improductif ? Ne vous vient-il pas spontanément à l’esprit d’appeler une telle société une entreprise-ruche ou, en bref, une ruche, et ses membres des abeilles ? »1.



Les cotisants à la Caisse du peuple (Volkskasse) qui participent au financement et à la production sont des frères-abeilles 2. Leurs cotisations volontaires, modestes, mais régulières, permettent de créer de nouvelles ruches. Il y autant de ruches que de besoins : pour les chaussures, le linge et les habits, les meubles, les appareils ménagers, etc. Ces différentes ruches, qui échangent leurs marchandises au coût de fabrication, le « prix de l’abeille », permettent à terme de satisfaire les besoins les plus importants.

La ruche est solidaire de tous ses membres. Cotisations et bénéfices y alimentent des caisses de maladie et d’accident, des fonds d’aide aux invalides, veuves, orphelins et personnes âgées. C’est l’articulation entre la Caisse centrale du peuple et les contrats populaires des ruches locales qui fondent l’originalité du projet social de Diesel. On a là une illustration d’un solidarisme sociologique inspiré par les doctrines organicistes du monde vivant. Comme dans la (vraie) ruche des (vraies) abeilles, on postule la solidarité entre chaque insecte/individu et la communauté biologique d’appartenance (la colonie, où l’existence de l’individu a son sort nécessairement lié à celle de la ruche)3.

Diesel conçoit ainsi un cycle fermé de financement, de production et de consommation de biens coopératifs qui ne sont ni en concurrence avec les autres producteurs ; ni n’apparaissent sur les marchés: «La vraie coopérative n’entre pas en concurrence générale, ni pour la production ni pour la consommation. Il ne s’agit donc pas de profit, mais de satisfaire les besoins. » On remarquera que, curieusement, le terme de coopérative est très peu utilisé par l’auteur, alors que de nombreux parallèles avec le système coopératif peuvent être établis. En bon utopiste, Rudolf Diesel complète son modèle de travail coopératif contractuel par des institutions sociales. Ainsi, chaque «ruche», c’est-à-dire chaque entreprise coopérative, doit construire « des logements sains et de qualité », et offrir un «établissement de restauration spacieux, lumineux, bien ventilé et chauffé» dans lequel des plats savoureux sont proposés au «prix des abeilles». Il s’ajoute aux hôpitaux, crèches, écoles, écoles ménagères pour les filles, ateliers d’apprentissage pour les garçons, et autres centres communautaires « si possible, avec un jardin». L’hygiénisme s’appuie aussi sur la mise à disposition de douches, salles de sport, aires de jeux, maisons de repos et de convalescence.

Une troisième voie d’ingénieur social, réformiste et pacifiste

Le solidarisme de Diesel vise à créer le capital d’une nouvelle manière, engendrant ainsi de nouvelles conditions sociales4. C’est une voie réformiste sans confrontation, ni coercition ; un modèle qui repose sur le volontarisme et la force de persuasion des calculs économiques de l’ingénieur. Contrairement au capitalisme, il ne repose pas sur le jeu des forces du marché, mais «sur le jeu naturel des forces de la solidarité. » Contrairement au socialisme, le solidarisme peut être atteint «dans le cadre des lois existantes, dans un développement pacifique avec une totale liberté individuelle». Le lyrisme de Diesel est d’un grand irénisme parfois : « Le solidarisme est le soleil, qui brille uniformément sur tout et qui, par sa douce chaleur et sa lumière brillante, réveillera l’humanité de son hibernation vers la rédemption économique. »

Pourtant, son modèle sera critiqué dans les années qui suivent la parution de Solidarismus. Parfois à partir, justement, du modèle de la ruche, à propos de laquelle certains rappellent qu’elle est loin d’être un modèle social idéal : les abeilles ouvrières y sont asservies, sans individualité, contrainte à l’élevage du couvain malgré leur stérilité… De même, le modèle de Diesel est jugé autoritaire, sinon totalitaire : l’initiative individuelle est bridée dans les ruches, la Caisse du peuple exerçant, par exemple, un pouvoir par trop centralisé, etc.

Diesel espérait être soutenu, dans sa démarche d’ingénieur social, par le mouvement syndical, et peut-être par la sociale-démocratie, deux courants et mouvements puissants dans l’Allemagne du début du siècle. une attente déçue. A l’époque, les sociaux-démocrates et les syndicats allemands sont majoritairement engagés dans la confrontation politique et sociale. Le socialisme scientifique de Marx et Engels et de leurs nombreux épigones, visait à l’abolition de la propriété privée, à l’expropriation et à la socialisation des moyens de production. La lutte des classes et la révolution étant les moyens d’imposer la dictature du prolétariat et l’abolition du capitalisme.


En 1903, le livre «Solidarismus» est tiré à 10 000 exemplaires, dont apparemment quelques centaines seulement furent vendus. Il n’a donc pas connu un grand succès de librairie, au contraire des textes de Léon Bourgeois et de Pierre Kropotkine. En revanche, le solidarisme aura un avenir tout au long du XXe siècle européen, du courant mutualiste à la démocratie chrétienne ou à l’extrême-droite. Au final, ce sont surtout les conditions mystérieuses du décès de Diesel, disparu en mer du Nord dans la nuit du 29 septembre 1913, qui ont retenu l’intérêt pour l’auteur. Et surtout le destin de son « moteur à huile lourde »5



NOTES

1 « Denkt ihr dabei nicht an einen Bienenstock, in welchem jede Biene in unausgesetztem, hingebendem Fleiß am gemeinsamen Werke mithilft und in welchem der gesammelte Honig gemeinsames Eigentum aller Bienen des Stockes ist als Nahrung, nicht nur für den Augenblick, sondern auch für die Zeit des unproduktiven Winters? Kommt ihr nicht von selbst auf den Gedanken, ein solches Unternehmen einen Bienenstocksbetrieb oder kurz Bienenstock und dessen Mitglieder Bienen zu nennen? »

2 L’auteur n’évoque pas de sœurs-abeilles…

3 Le prince et anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), géographe, explorateur, zoologiste, anthropologue, géologue, et théoricien du communisme libertaire, utilise lui aussi la référence à la ruche et aux abeilles, en particulier dans: KROPOTKINE Pierre [1902/1904/1906], Mutual Aid. A Factor of Evolution, Londres, 1902; trad. all. Gegenseitige Hilfe in der Entwickelung , Leipzig, 1904, puis : Gegenseitige Hilfe in der Tier- und Menschenwelt; trad.fr. L’Entraide, un facteur de l’évolution, Paris, 1906. Diesel et Kropotkine ont correspondu en 1903 autour de Solidarismus.

4 On se référera nécessairement, par comparaison, au solidarisme de Léon Bourgeois (1851-1925), figure importante de la IIIe République (préfet, député, sénateur, ministre, président du conseil, président du premier Conseil de la Société des Nations, prix Nobel de la paix en 1920, etc.). Bourgeois est l’un des théoriciens du radicalisme, et notamment de sa doctrine sociale : son « solidarisme », « synthèse » entre le libéralisme et le socialisme, s’oppose à la fois au « laisser faire » des libéraux et au « collectivisme » des socialistes. Cf. son livre-manifeste : BOURGEOIS Léon[1896], Solidarité, Paris, A. Colin, 1896, 173p . & : [1902], Les applications de la solidarité sociale, aux bureaux de la Revue politique et parlementaire, Paris, 1902, 16p. On a pu vérifier que Diesel, parfaitement francophone, a lu attentivement, et annoté, le livre de Bourgeois, dont il s’est inspiré comme des idées de Fourier, Proudhon, Louis Blanc et bien d’autres utopistes et socialistes.

5 Rudolf Diesel (Rodolphe Chrétien Charles pour l’état civil) est né à Paris en 1858, où son père, originaire d’Augsbourg, s’était installé comme relieur en 1848. La famille doit quitter la France en 1870 et s’installe à Londres. Rudolf suit des études d’ingénieur à Augsbourg, puis travaille en Suisse. A Paris, entre 1880 et 1890, il est ingénieur frigoriste. Rentré à Augsbourg, il travaille à un projet de nouveau moteur au sein de l’usine MAN. Le brevet de « moteur à huile lourde » est déposé en 1897, qui deviendra le « moteur Diesel ». Rudolf Diesel disparaît dans des circonstances non élucidées dans la nuit du 29 septembre 1913. Il était à bord du vapeur allemand Dresden, parti d’Anvers pour Londres. La version officielle est celle du suicide, contredite par maintes hypothèses d’assassinat – par des industriels concurrents, par des groupes pétroliers, par des intérêts stratégiques allemands inquiets d’un départ vers l’Angleterre, etc…





REFERENCES (Classement chronologique)

DIESEL Rudolf (1858-1913) [1903], Solidarismus. Naturliche wirtschaftliche Erlosung des Menschen [Solidarisme. Le salut économique naturel de l’homme / ou : Rédemption économique naturelle…], München u. Berlin, 1903, 140p. En ligne :https://www.gutenberg.org/files/58351/58351-h/58351-h.htm

BOURGEOIS Léon [1896], Solidarité, Paris, A. Colin, 1896, 173p . En ligne sur BNF-Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5533901g.texteImage

BOURGEOIS Léon [1902], Les applications de la solidarité sociale, aux bureaux de la Revue politique et parlementaire, Paris, 1902, 16p.

KROPOTKINE Pierre [1902/1904/1906], Mutual Aid. A Factor of Evolution, Londres, 1902; trad. all. Gegenseitige Hilfe in der Entwickelung , Leipzig, 1904, puis : Gegenseitige Hilfe in der Tier- und Menschenwelt; trad.fr. L’Entraide, un facteur de l’évolution, Paris, 1906.


THOMAS Donald E. Jr. [1986/2004], Diesel. Technology and Society in Industrial Germany, The University of Alabama Press, 1986, 2004, 296p.. Chapitre 2 sur « Solidarismus » > Recensions par : BARKIN Kenneth, The American Historical Review, Volume 93, Issue 5, December 1988, p.1353–1354 ; & STOCKES Raymond G., Harvard University, Business History Review , Volume 61 , Issue 3 , Autumn 1987, p. 519 – 520

HAUSEN Horst [1991], Rudolf Diesel und sein tragisches Ende unter besonderer Berücksichtigung seines Werks « Solidarismus », in: MAN Nutzfahrzeuge Aktiengesellschaft (Hrsg.), Leistung und Weg. Zur Geschichte des MAN Nutzfahrzeugebaus, Berlin/Heidelberg, 1991, p. 241-280

BREDE Christoph [1993], Solidarismus im Spektrum des Lösungsansätze zur Sozialen Frage, Augsburg, Jahresbericht 1992/93 des Rudolf-Diesel-Gymnasiums, 1993, p.64-70. En ligne : https://vdocuments.mx/reader/full/solidarismus-im-spektrum-der-solidarismus-im-spektrum-der-loesungsansaetze

RIBEILL Georges, DE PRACONTAL Mona[1996], Rudolf Diesel, utopiste social, in : Rudolf Diesel, 1858-1913, collection Grands Ingénieurs,Les Cahiers de Science et Vieno 31, février 1996, p.66-74.

KÖHLER Horst [2012], Rudolf Diesel. Erfinderleben zwischen Triumph und Tragik. Geschichte, Bilder, Hintergründe, Context Verlag, 2012, 228p.


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