
Le « Gründlicher und nützlicher Unterricht von der Bienen und ihrer Wartung (usw.) [1]» de Nickel Jacob (1505-1576), publié en 1568 à Görlitz, est connu pour être le premier manuel d’apiculture imprimé en allemand, et pour ses cinq bois gravés montrant des scènes d’opérations apicoles. Dans les deux siècles suivants, il a été maintes fois réédité [2] . L’un des bois gravés, au premier plan duquel on voit l’auteur et son père transporter une ruche, représente plusieurs types de ruches, des couteaux de récolte et, au centre de la scène, un enfumoir en poterie, assez sommairement dessiné.


En 1614, Caspar M. Höffler (1568-1639) publie à Leipzig « Die rechte Bienen Kunst: Aus bewehrter erfahrung zusammen geschrieben (usw.) [3]», largement inspiré de Jacob (qui est crédité dès la couverture), dans une version très augmentée et restructurée en chapitres thématiques, et surtout illustrée de dizaines de gravures très précises, dont certaines reprises de Jacob. Et surprise, l’enfumoir ordinaire de 1568 devient, au centre de la gravure de 1614, un objet très clairement érotisé : un phallus en érection. Cette gravure se retrouve dans les éditions successives de Höffler, tout au long du siècle. De même qu’une gravure encore plus explicite (p.206), puisque la fumée stylisée de l’enfumoir évoque on ne peut plus clairement une éjaculation. Loin d’être un simple instrument indispensable pour la moindre intervention sur une colonie d’abeilles, l’enfumoir devient intentionnellement une figuration obscène. Et la répétition de la scène, que l’on peut relever dans quelques autres manuels des XVIe-XVIIe s., devient une véritable convention graphique. Faut-il attribuer à Höffler, luthérien et prédicateur notoire (comme Jacob), la paternité de ce choix d’évolution graphique ? Il semble plutôt que l’on doive l’imputer aux graveurs.



Une tradition médiévale grivoise et érotique persistant à l’Epoque moderne
Les manuscrits médiévaux, notamment ceux du XIVᵉ et du XVᵉ siècle, produits dans les scriptoria des monastères par les moines copistes et enlumineurs, recèle nombre de motifs grotesques ou obscènes insérés dans les marges du texte principal (d’où l’appellation de marginalia): arbres à phallus[4], sexes hypertrophiés, animaux dotés d’attributs anthropomorphes, bestiaire obscène, scènes scatologiques[5]. Et ce, quels que soient les sujets des ouvrages, y compris des ouvrages « techniques ».



Quelques marginalia d’enluminures des XIIIe-XIVe s.
Cette tradition iconographique médiévale de motifs grivois ou érotiques sur les enluminures persiste à l’époque moderne, puisqu’on la retrouve ici pendant deux siècles – il est vrai dans des rééditions. Les historiens du livre, de l’imprimerie et de l’iconographie ont pu relever que c’était une pratique répandue dans les ateliers de gravure mitoyens des premières imprimeries [6]. La corporation des graveurs a donc entretenu là une forme de tradition d’atelier d’humour potache (Lebenslust). Et l’imprimerie a contribué à la diffusion de ces thématiques, jusque-là limitée par la lenteur de production des manuscrits enluminés.
Des hypothèses sur l’érotisation de matériels et pratiques apicoles ?
On peut être surpris de cette intrusion de l’érotisme dans une activité rurale comme l’apiculture, et de ce clin d’œil obscène dans un manuel qui se veut technique et didactique. Mais on rappellera que l’abeille et la ruche ont, dès l’Antiquité, été associées à des symboliques sexuelles : métaphores de fertilité ; fécondation sans accouplement de l’abeille vierge. Et il est presque facile d’imaginer comment la « pénétration » de l’apiculteur dans la ruche en y projetant sa fumée peut permettre de transformer l’enfumoir en figuration sexuelle…
Une persistance contemporaine
Signalons, pour terminer, que nous avons acquis il y a quelques années, pour une somme très modique, un « enfumoir en poterie » vendu comme tel, sans référence de la part du vendeur au caractère évidemment sexualisé de l’objet – qui saute pourtant aux yeux de l’apiculteur averti…



Références des ouvrages analysés
JACOB Nickel / JACOBI Nicol / JACKOBI Nickel (1505-1576), [1568/1576/1586/[1593/1594/1602/1614/1653 /1660/1702/1750/1773], Gründlicher und nützlicher Unterricht von der Bienen und ihrer Wartung im Glogauischen Fürstentum, aus eigener Erfahrung zusammengetragen von Nikel Jacob, Mittbürger zu Sprottau, Görlitz, Ambrosius Fritsch, 1568, env. 92 pages. (première édition avec 5 bois gravés) ; Magdeburg, Johann Daniel Müller, 1576 ; Görlitz, Ambrosius Fritsch, 1586 ; puis nombreuses rééditions ; diverses villes (Görlitz, Leipzig, Coburg) ; divers imprimeurs ; pagination variable (entre 70 et 100 pages).
HÖFFLER (HOEFLER) Caspar M. (1568-1639), [à partir de Nicolas JACOB] [1614/1660/1680/1700], Caspari Höfflers, P.L. Die rechte Bienen Kunst: Aus bewehrter erfahrung zusammen geschrieben. Daraus ein fleissiger Haußhalter gründlich erlernen kan, wie er eine Bienenzucht zulegen, solcher in der Person ersprießlichen warten und fruchtbarlich geniessen könne. Weyland zum Theil für 46. Jahrn von Nicolao Jacob Schlesiern publicirt; Jetzo aber ordentlich in drey Bücher gebracht, vermehret Vnd mit newen schönen Bienenmeisterischen Kunststücklein vnd Figuren gezieret vnd […] an Tag geben Durch Caspar Höflern, Meißnern […], Leipzig, Jn Henning Grossen des Eltern Druckerey vnd auff seinen Verlag verfertiget (Gedruckt zu Leipzig, Durch Justum Jansonium), 1614, 395p. ; Leipzig, Friedrich Lanckisch (Druck: Johann Erich Hahn), 1660, 377p. ; 1680 ; Von unnöthigen entlediget in vielen mercklichen vermehret und verbessert durch Christopher Schrot, Leipzig, Friedrich Lanckisch, 3e éd., 1700
Notes
[1] « Instructions complètes et utiles sur les abeilles et leur entretien (etc.) »
[2] Les principales éditions de Jacob sont : 1568/1576/1586/1593/1594/1602/1614/1653/1660/1702/1750/1773
[3] « L’art véritable de l’apiculture : tiré d’une expérience éprouvée (etc.) »
[4] MATTELAER Johan J. [2010], « The Phallus Tree : A Medieval and Renaissance Phenomenon » , The Journal of Sexual Medicine, 2010, no 7, p.846-851 . URL: https://krapooarboricole.wordpress.com/wp-content/uploads/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
[5] CAMILLE Michael [1992], Image on the Edge. The Margins of Medieval Art, Cambridge, Harvard University Press, 1992, 176p.
[6] MÜLLER Konrad [1989], Bilderlust. Obszöne Graphik der Renaissance, München, Beck, 1989, 212p.

