Compte-rendu de lecture -Yves Elie [2021],  La Vallée de l’abeille noire, Arles, Actes Sud, 2021, 208p.



La Vallée de l’abeille noire d’Yves Élie (Actes Sud, 2021) est le récit d’un apiculteur-paysan installé au cœur des Cévennes, qui témoigne d’une pratique d’apiculture « naturaliste » centrée sur l’abeille noire (Apis mellifera mellifera), et d’un projet collectif de restauration de ruchers-troncs cévenols visant à préserver cette lignée et un savoir-faire local. L’ouvrage mêle expérience de terrain, observations biologiques, réflexions éthiques et prose poétique. Il alterne récits d’actions (restauration de ruches-troncs, reconstruction de ruchers, repeuplement en abeilles noires) ; descriptions naturalistes (comportement, vigueur, frugalité de l’abeille noire) et moments de méditation sur la relation homme-nature. Yves Élie présente à la fois un bilan d’expérience, et un plaidoyer pour une apiculture qui privilégie la résilience et l’écologie locale plutôt que la production intensive. A noter que l’apidologue Lionel Garnery a ajouté une postface, et de belles illustrations dessinées par Camille Laurent.

Points forts de l’ouvrage

L’ancrage territorial et patrimonial : l’ouvrage restitue le rapport historique entre les Cévennes, le châtaignier et l’apiculture fixiste dans les ruchers-troncs. Il s’inscrit dans l’importance du paysage et des savoirs vernaculaires (ruches-troncs, terrasses, utilisation de lauzes). Le livre fait l’éloge d’une biodiversité locale : Élie défend l’abeille noire comme patrimoine vivant adapté au milieu montagnard (frugalité, résistance) et montre par des exemples concrets comment des pratiques « douces » peuvent favoriser la survie locale des colonies. Cette approche alimente la réflexion actuelle sur la résilience des populations d’abeilles face aux pesticides (largement absents dans cette région de montagne spécifique, où l’agriculture ressort plutôt de l’élevage ovin extensif) et aux parasites (Elie ne développe pas vraiment sur la menace du varroa).

Limites éventuelles

L’ouvrage est un plaidoyer pour une souche (l’abeille noire) et un environnement (la montagne cévenole) qui forment un écosystème spécifique : on sait que la réintroduction et la conservation d’Apis mellifera mellifera ne sont possibles que dans des milieux isolés (vallées de montagne ; îles atlantiques, etc.) des souches hybrides qui peuplent désormais la France. Le modèle n’est donc pas facilement transposable. De même, on aurait aimé quelques considérations sur les moyens mis en œuvre pour combattre certains parasites – varroa ; et la difficulté à se préserver des échanges génétiques – par exemple lors des transhumances estivales. Mais l’ouvrage reste un témoignage et un plaidoyer bienvenus pour la préservation de la biodiversité.



Les ruches-troncs cévenols en châtaignier.

Les ruches-troncs (ou brusc en patois cévenol, bourniou en occitan) sont vraisemblablement apparues au Moyen-Âge : elles figurent sur de nombreuses enluminures médiévales. Dans les Cévennes, où le châtaigner est très répandu, les ruchers-troncs sont très répandus jusqu’au XXᵉ s., puis délaissés au profit des ruches à cadres au fur et à mesure que la région se dépeuple. Les ruches, creusées dans un tronc de châtaignier pour un volume de 40 à 70 litres, sont fermées en haut par une planche circulaire du même bois, et protégées de la pluie et de la neige par une large dalle de schiste (lauze) – la ruche est elle-même posée sur une autre dalle. A l’intérieur, un croisillon permet aux abeilles d’accrocher leurs cadres. Elles entrent dans la ruche par des trous percés à mi-tronc. Les avantages traditionnels tiennent au bois de châtaignier (aubier et tanins), naturellement très résistant à la pourriture (certaines ruches auraient un à deux siècles), et il est répulsif pour certains parasites, au même titre que la propolis récoltée par les abeilles.  Les inconvénients sont réels. La récolte par extraction par le haut est difficile. La surveillance sanitaire est peu évidente.



Une thèse d’Ameline Lehebel-Peron sur l’abeille noire et la ruche-tronc cévenoles

Initiée par le Parc national des Cévennes, cette thèse soutenue en 2014, « L’abeille noire et la ruche-tronc – Approche pluridisciplinaire de l’apiculture traditionnelle cévenole : histoire, diversité et enjeux conservatoires », a été menée en collaboration avec le Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive-CNRS de l’Université de Montpellier. Elle est composée de trois parties.

La première traite de l’habitat, la ruche. Les documents d’archives permettent d’affirmer que les ruches-troncs sont apparues en Cévennes à la fin du Moyen Âge, puis se sont développées et maintenues jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Le passage de la ruche-tronc à la ruche à cadres moderne s’est réalisé progressivement au cours du siècle dernier. Les témoignages des anciens Cévenols ont permis d’appréhender les pratiques, les savoirs et les savoir-faire associés à ces ruchers traditionnels.

L’abeille noire (Apis mellifera mellifera) est au cœur de la deuxième partie. De l’abeille commune à l’abeille « noire agressive », les considérations du milieu apicole sur l’abeille locale ont évolué au cours du siècle écoulé. Un état des lieux de la population d’abeilles a été réalisé en utilisant la morphométrie géométrique, puis l’ADN mitochondrial. La morphométrie permet de dire que les 2/3 de la population d’abeilles des Causses et des Cévennes sont constitués d’abeilles noires. L’étude de l’ADN mitochondrial souligne cependant le taux élevé d’introgression dans ces populations, qu’elles soient dans des ruches-troncs ou des ruches à cadres.

La troisième partie concerne la conservation du patrimoine apicole par l’établissement public du Parc national des Cévennes. Elle détaille les moyens et actions passés, présents, ainsi que les difficultés et les perspectives de conservation pour la ruche-tronc et l’abeille noire en contexte d’aire protégée. Cette partie met en exergue l’impérieuse nécessité d’une concertation entre les divers acteurs, axée sur une intégration de plusieurs types de savoirs — local, scientifique, d’expert — qui tienne compte des changements sociaux, économiques et écologiques auxquels la région des Cévennes est soumise.

QUELQUES REFERENCES

RUTTNER Friedrich (1914-1998) [1988], Biogeography and Taxonomy of Honeybees, Springer Verlag, Berlin, Heidelberg, New York, London, Paris, Tokyo, 1988, 284p.

FRANK Pierre, GARNERY Lionel, SOLIGNAC Michel,  CORNUET Jean-Marie[1998] « The origin of West European subspecies of honeybees (Apis mellifera): new insights from microsatellite and mitochondrial data »,  Evolution, 1998, no.52, p.1119–1134.

L’abeille noire. Apis mellifera mellifera. Un dossier OPIDA  [2006], BOCQUET Michel (coord.), tirage extrait du Bulletin technique apicole no 33 (3), 2006, p.97-146, 52p.

LEHEBEL-PERON Ameline [2014] L’abeille noire et la ruche-tronc. Approche pluridisciplinaire de l’apiculture traditionnelle cévenole : histoire, diversité et enjeux conservatoires, Thèse de doctorat, Ecologie, évolution, ressources génétiques, paléontologie, sous la direction de Schatz, Bertrand Dounias, Edmond , Montpellier, Université de Montpellier 2, 2014. URL : https://theses.hal.science/tel-01458344v1/document

LEHEBEL-PERON Ameline, TRAVIER Daniel, RENAUX Alain, DOUNIAS Edmond, SCHATZ Bertrand [2016], De la ruche-tronc à la ruche à cadres : ethnoécologie historique de l’apiculture en Cévennes / From log hive to frame hive: ethnoecological history of beekeeping in Cevennes, Revue d’ethnoécologie, 2016, no 9.  URL: http://journals.openedition.org/ethnoecologie/2531 

ELIE Yves  [2021] La Vallée de l’abeille noire, Arles, Actes Sud, Coll. Nature-Mondes sauvages, 7 avril 2021, 208p.

Yves ELIE est également l’auteur de: LAURENT Yves-Elie (ELIE Yves), POPESCO Pascal [2018] Déclaration universelle des droits de l’abeille, les choses imprimées.com, 2018, 14p.