
L’ouvrage « À quoi pensent les abeilles » se propose de répondre à la question a priori provocatrice du titre : « À quoi pensent les abeilles ? » – et, plus largement, « à quoi pensent les insectes ?».
Eléments de lecture
L’auteur, éthologue et chercheur CNRS au Centre de Biologie Intégrative de Toulouse, s’intéresse à l’univers cognitif des insectes sociaux : principalement les bourdons, les abeilles et les guêpes. Il expose les recherches et les découvertes scientifiques — expérimentations, observations, protocoles de laboratoire ou de terrain — qui montrent que ces créatures, dotées d’un cerveau microscopique (à peine un milligramme et environ un million de neurones pour le cerveau d’une abeille mellifère, contre 86 milliards chez l’homme), sont loin d’être de simples automates.
Lihoreau souligne les capacités d’apprentissage, de mémoire, de reconnaissance (par exemple : les guêpes capables de reconnaître des «visages» d’autres guêpes) ; il rappelle les stratégies de déplacement et de butinage des bourdons ou des abeilles, capables de parcourir de grandes distances à partir de leur nid ou ruche. La communication à l’intérieur d’une colonie (par exemple chez les abeilles) et la prise de décision collective dans la colonie, étayent la métaphore de la colonie comme «super-organisme» doté d’un «super-cerveau».
Il en arrive à un questionnement plus philosophique : les insectes ont-ils une conscience ? ressentent-ils des émotions ? sont-ils «intelligents» au sens humain du terme ? L’auteur montre que certains phénomènes ressemblent à des manifestations de conscience, tout en soulignant la difficulté d’en apporter la preuve expérimentale. Enfin, l’auteur relie ces découvertes à des enjeux plus larges : notre place dans le vivant, notre relation aux insectes, la biodiversité, la crise environnementale. Les insectes ne sont pas «moins» mais «différents», et c’est en reconnaissant cette différence que l’on peut mieux comprendre leur cognition — et peut-être la nôtre.
L’ouvrage est structuré de façon accessible, mêlant anecdotes, résultats expérimentaux, réflexions personnelles, et vise un public non strictement spécialiste. Il remplit la double tâche d’informer sur la cognition des insectes et de stimuler le respect envers «le monde des tout petits».
Points forts et critiques de l’ouvrage
Lihoreau est clair et accessible. L’auteur réussit à rendre compréhensibles des notions scientifiques complexes (mémoire, apprentissage, cognition, conscience) sans sacrifier la rigueur. C’est une qualité appréciable pour un non-spécialiste, si l’on compare avec des ouvrages traités sur ce blog (Chittka, Giurfa). Le langage est fluide, les anecdotes rendent la lecture vivante. Le livre s’appuie sur des recherches récentes en cognition animale, éthologie des insectes, et fait le lien entre expériences de laboratoire et expériences sur le terrain. Au-delà de la simple description, l’ouvrage pousse à questionner notre conception de l’intelligence, de la conscience, et de la place de l’humain dans le vivant : une dimension philosophique ou éthique bienvenue. En mettant en lumière des capacités cognitives des insectes déjà soulignées par d’autres chercheurs, mais souvent ignorées du grand public, l’auteur incite à réviser les préjugés ordinaires.
Bien que l’ouvrage soit de vulgarisation et destiné à un public non spécialiste, certains passages (description de protocoles expérimentaux, notions de cognition comparée) peuvent rester relativement abscons. Certaines propositions restent de l’ordre de la spéculation, par exemple quand il avance que certains phénomènes « ressemblent à de la conscience » chez les insectes – mais la preuve expérimentale de cette « conscience » fait défaut. Une fois de plus, on frôle un anthropomorphisme qui caractérise largement depuis le XVIe siècle la littérature sur l’abeille et la ruche. La métaphore du « super-organisme», qui est désormais entrée dans le vocabulaire scientifique contemporain (par exemple chez Th.Seeley), elle manque de précision pour caractériser des colonies d’insectes dont certaines sont très complexes. Le fait de passer au fil du texte des abeilles aux guêpes, des bourdons aux insectes en général, laisse parfois une impression de panorama généralisateur. Même si le titre laisse penser qu’on ne traite que des abeilles mellifères. Au final cependant, Mathieu Lihoreau propose un bon point d’entrée grand public sur la cognition des insectes, et plus particulièrement celle des abeilles mellifères.
Quelques publications de Mathieu Lihoreau
LIHOREAU Mathieu [2022], À quoi pensent les abeilles, Paris, HumenSciences, collection « Mondes animaux », 2022, 216p.
> Voir sa conférence “À quoi pensent les abeilles?”, le 4 février 2023 à la Cité des sciences et de l’industrie (Paris), durée: 1h25. URL: https://www.youtube.com/watch?v=3zY6gKLTT9g
LIHOREAU Mathieu, GOMEZ-MORACHO Tamara[2023], « Where, what and with whom to eat: Towards an integrative study of foraging behaviour», in : T.M.FREEBERG, A.R.RIDLEY, & P. d’ETTORRE (éd.), Routledge International Handbook of Comparative Psychology, 2023.
POISSONNIER Laure-Anne., TAIT Catherine, LIHOREAU Mathieu[2022], « What is really social about social insect cognition? », Frontiers in Ecology and Evolution, 2022. URL : https://www.frontiersin.org/journals/ecology-and-evolution/articles/10.3389/fevo.2022.1001045/full
