Script: « Un monde d’abeilles », pour l’émission « Le dessous des cartes », présentée par Emilie Aubry, ARTE, 16 octobre 2021


> 1/ L’abeille mellifère est un insecte globalisé, qui a accompagné la colonisation de la planète par les Européens. Après l’abeille noire (mellifera), on a préféré l’abeille jaune italienne (ligustica), la sous-espèce la plus élevée dans le monde.

> 2/ Si la production de miel est une activité importante, la fonction pollinisatrice des abeilles est également essentielle, et rémunératrice.

> 3/ Comme tous les pollinisateurs, l’abeille, sentinelle de l’environnement et de la biodiversité, est victime d’une pluralité de facteurs d’affaiblissement, parmi lesquels la responsabilité de l’agrochimie est majeure.

> 4/ L’abeille s’inscrit dans les enjeux géopolitiques contemporains : errements du commerce globalisé, menaces sur la biodiversité, réchauffement climatique. A la quête séculaire de « l’abeille idéale » commence à succéder la revalorisation des souches originelles les mieux adaptées aux conditions écologiques d’implantation. 

1/  L’abeille, un insecte inscrit dans la globalisation depuis le XVIe s.

Fossilisée dans l’ambre de la Baltique ou du Myanmar, l’abeille primitive la plus ancienne a au moins 100 millions d’années. Il y a 20000 espèces d’abeilles dans le monde, et 2000 en Europe.  La majorité d’entre elles sont des abeilles « sauvages », solitaires, ou vivant en toutes petites colonies [1]. Au contraire de la trentaine d’espèces d’Apis mellifera, l’abeille mellifère « domestique » qui, insecte social, vit en colonies de 20 à 60000 individus, qui forment un superorganisme complexe.

Originaire d’Afrique, Apis mellifera s’est installée  autour du bassin méditerranéen et en Europe occidentale à la fin de l’ère glaciaire. C’est de là qu’elle est partie à la conquête de la planète.  Car, dans leurs petites ruches en paille, les abeilles noires européennes (Apis mellifera mellifera) sont, à partir du XVIe siècle, de grandes voyageuses, emportées dans les bagages des expéditions coloniales. Parce que mellifera donne beaucoup plus de miel, et surtout de cire (dont l’Église a grand besoin pour ses cierges) que les abeilles locales (Apis mellipona en Extrême-Orient et en Amérique; Apis cerana et dorsata en Asie). Elle est un marqueur de la colonisation du monde par les Européens.

La conquête de l’Ouest : au Nouveau Monde (XVIe-milieu XIXe)

Portugais et Espagnols transportent l’abeille noire dans les archipels atlantiques -Açores, Madère, Canaries- dès la fin du XVe s.  Si elle supporte mal les climats intertropicaux (Cuba, Mexique, Brésil), elle s’adapte parfaitement au Nouveau Monde nord-américain, à partir du début du XVIIe s. Par essaimage naturel, une partie des abeilles retournent à l’état de nature dans les vastes forêts de l’est – les Amérindiens la nomment alors « la mouche de l’homme blanc ». Puis, sur les chariots des pionniers, mellifera part à la conquête de l’Ouest . Avant l’achèvement des voies ferrées transcontinentales, les abeilles sont parfois expédiées vers la Californie par mer via le cap Horn. L’introduction de mellifera en Amérique du sud tempérée ne sera effective qu’au XIXe s., principalement par des colons allemands qui y développent l’apiculture moderne.  

La conquête de l’Est : de l’Oural au Pacifique (XVIIe-fin XIXe)

De la Baltique à l’Oural, l’économie de l’abeille forestière a longtemps été florissante : pendant des siècles, Pologne, Lituanie et Russie ont expédié d’importantes quantités de cire et de miel vers l’Europe occidentale. Limite de l’extension de mellifera jusqu’au XVIIe s., la barrière de l’Oural est ensuite franchie par les colons qui partent vers l’orient lointain. Avec les cosaques, les militaires et les missionnaires orthodoxes, l’abeille va suivre les lignes de front de la conquête russe de la Sibérie, des steppes d’Asie centrale, jusqu’aux rivages du Pacifique et en Alaska russe (XIXe s.).  Et même jusqu’à Fort Ross, un comptoir russe sur la côte californienne.

Mellifera en Océanie, puis en Asie orientale (XIXe-début XXe)

En quatre à six mois de voyage, c’est en compagnie de bagnards, de missionnaires protestants, puis de colons allemands, que mellifera part ensuite coloniser les territoires australiens (début XIXe) et néo-zélandais (1839). Dans le cadre de la modernisation du Japon, l’empereur Meiji (1868-1912) décide  d’introduire dans l’archipel l’abeille occidentale : mellifera est donc importée au Japon… de Californie. Vers 1900, elle est introduite par les Japonais en Corée, à Formose (Taïwan), puis en Chine. En Mandchourie se côtoieront donc des mellifera arrivées du Japon via la Californie, et d’autres arrivées d’Ukraine via l’Extrême-Orient russe !  La vice-royauté des Indes britanniques promeut  mellifera à partir des années 1870. Les Pays-Bas font de même en Insulinde (Indonésie), la France en Indochine, les Etats-Unis aux Philippines. L’acclimatation de mellifera dans les zones tropicales restera toujours difficile.

L’abeille italienne supplante l’abeille noire et s’impose partout (fin XIXe s.)

Au milieu du XIXe siècle, de nouvelles disciplines et théories (biologie, génétique, darwinisme) permettent de dresser un tableau systématique des sous-espèces de l’abeille mellifère, et de sélectionner de « nouvelles races ». Par ses qualités spécifiques, en particulier la douceur -l’abeille noire est réputée agressive, l’abeille jaune italienne, Apis mellifera ligustica,  accède à la notoriété en Europe, puis au Nouveau Monde, puis sur tous les continents. Elle devient en quelques décennies la race préférée des apiculteurs. D’autant que désormais, les reines d’abeilles, accompagnées de quelques ouvrières,  peuvent désormais être expédiées par voie postale dans le monde entier, dans de petites cagettes grillagées.

Deux autres races sont valorisées un peu plus tard, en Europe et aux Etats-Unis. L’abeille grise alpine (Apis mellifera carnica), originaire de Carniole (Slovénie) et de Carinthie (Autriche), et l’abeille grise du Caucase (Apis mellifera caucasica). Leur destin sera cependant surtout régional : carnica va devenir  hégémonique dans le monde germanique (les nazis y contribueront activement) ; et caucasica sera très populaire en URSS. La recherche de l’abeille idéale n’a jamais cessé : la dernière-née, dans les années 1960-1970, est l’abeille Buckfast, issue d’un long travail de sélection et d’hybridation par un moine bénédictin allemand, Karl Kehrle, alias frère Adam (1898-1996), à l’abbaye de Buckfast, dans le Devon (Angleterre). Elle est désormais largement adoptée en Europe occidentale.

L’abeille italienne, produite en Australie et en Argentine, exploitée en Chine et aux Etats-Unis

Le panorama mondial contemporain des races d’abeilles mellifères est le produit de cette grande aventure transcontinentale et transocéanique. La plus répandue est désormais l’italienne ligustica, y compris en Chine, qui exploite le plus important cheptel au monde. Pour renouveler leurs reines (en moyenne tous les deux ans), les apiculteurs professionnels s’adressent à des éleveurs principalement localisés aux Etats-Unis, en Argentine, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et en Israël [2]. Argentine, Australie et  Nouvelle-Zélande sont les plus gros exportateurs d’italiennes. Les Etats-Unis sont les plus gros importateurs de reines et d’essaims italiens. Les émirats du golfe Persique importent des reines et des essaims d’Océanie, mais aussi d’Egypte… Les Américains importent aussi des reines de l’Extrême-Orient russe, plus résistantes au parasite varroa… Désormais donc, les reines d’abeilles et les essaims sillonnent la planète par avion dans le cadre d’un commerce mondialisé.

2/ Les abeilles, productrices de miel, mais aussi pollinisatrices essentielles

Si la cire est beaucoup moins essentielle qu’autrefois, la production de miel est désormais largement dominée par la Chine, et la pollinisation des cultures par les abeilles peut être très rémunératrice.

Le miel : la Chine inonde le monde…

Avant la diffusion du sucre de canne, le miel a longtemps été le seul édulcorant, fourni par l’apiculture familiale et des commercialisations régionales. Il est entré dans les circuits du commerce international au siècle dernier. Les principales régions productrices ont longtemps été l’Europe occidentale (Allemagne), l’Europe centrale et orientale (Hongrie, Ukraine, Russie),  puis les Etats-Unis. Les décennies récentes confirment la montée en puissance de l’Asie (Chine, Inde, Vietnam), de l’Amérique centrale et du sud (Mexique, Argentine) et du Moyen-Orient (Turquie, Iran).  Alors que la production stagne ou diminue en Occident, les courbes de croissance chez ces nouveaux producteurs répondent à l’augmentation de la demande intérieure, et à des politiques de soutien à la production et à l’exportation. La Turquie a ainsi structuré une apiculture dynamique (à travers laquelle l’Iran sous sanctions commercialise une partie de sa production) ; l’Argentine exporte vers les marchés brésilien et nord-américain.

La Chine est le premier producteur  mondial (20%), loin devant la Turquie et les Etats-Unis. Sur le marché mondial du miel,  les trois premiers exportateurs sont la Chine (20%), l’Argentine et le Mexique ; les trois premiers importateurs sont l’Union européenne, les Etats-Unis et le Japon. La montée en puissance spectaculaire de la Chine pose question. L’apiculture chinoise est très mal connue : la croissance de la production de miel semble paradoxalement nettement supérieure à celle du nombre de ruches. La qualité des « miels » exportés est donc régulièrement interrogée, avec un pourcentage d’adultération important (filtration et traitements chimiques, mélange avec des sirops de glucose, voire parfois absence totale de miel), et des assemblages problématiques avec des miels d’Europe orientale. L’Union européenne a donc rédigé des directives de définition et d’étiquetage des miels.  A l’échelle internationale, les débats sur ce dossier sont toutefois rendus délicats par la présence croissante de Pékin dans des organisations comme la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, dont la Chine assume la direction générale). C’est ainsi seulement en 2019 que la Fédération internationale des associations d’apiculteurs (Apimondia, créée en 1897) a publié une première Déclaration contre la fraude des miels, alors que la question traverse ses congrès depuis longtemps .

La pollinisation indispensable des cultures par les insectes, et en particulier les abeilles

La pollinisation d’une fleur est le transport des grains de pollen de l’étamine (mâle) jusqu’au pistil (femelle).  Le vent pollinise 10 % des plantes, surtout les céréales (riz, maïs, orge). Les autres sont fécondées par des insectes , qui s’alimentent du nectar et du pollen des fleurs. Les bourdons, les abeilles sauvages et surtout les abeilles domestiques sont les pollinisateurs les plus efficaces grâce à leur corps couvert de poils. La pollinisation conditionne le rendement de 75 % à 80 % des 115 cultures mondiales (soja, tournesol, colza) et des 264 espèces cultivées en Europe ; aux Etats-Unis, de 90 à 100 % des amandiers, avocatiers, cerisiers,  pommiers, du coton, de l’arachide, du melon, etc.  Au XXe siècle s’est développé un « modèle américain de pollinisation » : suivant le calendrier des floraisons, des millions de ruches sillonnent le pays sur des semi-remorques pour polliniser cultures et plantations. Les seuls amandiers de Californie mobilisent plus de 1,5 million de colonies . Ces colonies, louées de 50 à 250 dollars par floraison, rapportent 15 milliards de dollars,  largement plus que la production de miel. La pollinisation par transhumance est  nettement moins pratiquée en Europe. En 2017, la valeur annuelle de la pollinisation dans le monde est estimée par la FAO à près de 180 milliards d’euros [3]. Les conséquences économiques d’une disparition des pollinisateurs seraient donc importantes. Dans certaines régions arboricoles de Chine (Sichuan), la disparition des insectes a imposé le recours à la pollinisation manuelle par des petites mains féminines, à ce jour plus efficaces que les projets de drones pollinisateurs.

3/ L’abeille, affaiblie par de multiples menaces cumulatives

La biodiversité animale décline. Et, alors que le nombre de ruches augmente dans l’hémisphère sud, les colonies d’abeilles connaissent en Occident des mortalités particulièrement importantes. La forme exacerbée en est, aux États-Unis et en Europe, le Colony Collapse Disorder (CCD), ou syndrome d’effondrement des colonies : 30 à 40 % de pertes en Amérique du nord en 2006-2007.  Plus difficile à quantifer, le déclin des abeilles sauvages est également attesté par les Listes rouges des espèces menacées établies par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). 

Maladies, parasites, prédateurs… et mauvaises pratiques.

Si les aléas des hivernages sont traditionnels, la liste des agressions subies par l’abeille mellifère ne cesse de s’allonger. Il peut s’agir de pathologies anciennes (la loque américaine, une bactérie) ou récentes  (la Nosema, un champignon). Des parasites aussi, en particulier l’acarien varroa  destructor, repéré à Java en 1904, arrivé  en Europe à la fin des années 1970, et qui a colonisé la planète (une seule exception en 2021 : l’Australie).  Varroa se fixe sur les larves, et affaiblit les défenses immunitaires de mellifera, qui ne sait pas se débarrasser de ce parasite, au contraire des abeilles asiatiques. D’autres prédateurs accroissent la pression, tel le frelon asiatique (Vespa velutina), qui dévaste les ruchers. Arrivé de Chine dans le port de Bordeaux en 2004, il occupe désormais tout le territoire français et s’étend en Europe.

De  mauvaises pratiques apicoles  sont pointées du doigt, dont certains « bricolages vétérinaires » contre varroa. Mais aussi le commerce mondialisé des reines des antipodes, vecteur potentiel de nouveaux pathogènes et parasites, et qui appauvrissent la diversité génétique dans les pays importateurs. Enfin, le « modèle américain de pollinisation »  est particulièrement mortifère: une apiculture hors-sol, déconnectée du rythme biologique des abeilles ; une  transhumance permanente induisant promiscuité et stress ; des colonies nourries avec des sirops associant édulcorants et antibiotiques.

L’agriculture intensive et les phytosanitaires menacent  tous les pollinisateurs….

L’agriculture intensive a profondément modifié l’environnement des abeilles. Les paysages remembrés et l’extension des monocultures ont entraîné la régression de la diversité florale, et donc la moindre qualité du bol alimentaire des butineurs. Les abeilles souffrent de carences, et de périodes de disette. Elles n’ont plus de fleurs adventices (sauvages) du fait des désherbants; et manquent de légumineuses nectarifères et pollinifères  (trèfle, luzerne, sainfoin). L’utilisation des produits phytosanitaires (insecticides, fongicides, herbicides)  est allé croissant au XXe s. Si les rendements agricoles en ont grandement bénéficié, on a relevé dès les années 1950 des mortalités d’abeilles massives, coïncidant avec les traitements (arboriculture, viticulture et céréaliculture). Le glyphosate, désherbant systémique, s’est révélé ravageur.

Les polémiques se sont cristallisées autour des insecticides systémiques en semences enrobées, mis au point dans les années 1990 : les molécules enrobent la graine, et se diffusent dans toute la plante  jusqu’à la fleur. Evitant les épandages, ces enrobages ont été présentés comme écologiques et non toxiques par les firmes agrochimiques  (Monsanto, Bayer, BASF, etc.). Ces molécules appartiennent à une nouvelle famille d’insecticides, les néonicotinoïdes. Des années de recherches scientifiques et des milliers d’articles ont établi qu’ils ne provoquaient pas de létalité directe, mais génèraient une toxicité chronique avec des perturbations neuronales sub-létales: les butineuses perdent la capacité à s’orienter, et à retrouver la ruche. Avec un « effet cocktail » : pris isolément, aucun facteur (un néonicotinoïde, un herbicide) n’est directement létal. En revanche leur cumul et leur synergie (néonicotinoïde + fongicide + varroa, par exemple) , et  leur rémanence dans les sols ou sur les plantes  impactent des butineurs déjà affaiblis. L’argumentaire optimiste des dossiers d’évaluation des firmes agrochimiques est, dès lors, hautement contestable.

4/  La défense des abeilles, un objet politique et géopolitique

Depuis deux décennies s’est installé un bras de fer entre les apiculteurs et les chercheurs d’un côté, les entreprises agrochimiques, leurs lobbies et certaines autorités politiques de l’autre.

Les abeilles face aux acteurs de l’agrochimie

De nombreuses sociétés apicoles occidentales se sont engagées dans la popularisation auprès du grand public de « l’abeille, sentinelle de l’environnement », et de ses difficultés. Leurs préoccupations se retrouvent dans les commissions techniques et les congrès de la Fédération internationale des associations d’apiculteurs (Apimondia). Les chercheurs en apidologie ont structuré des réseaux européens et internationaux d’expertise qui travaillent sur les facteurs d’affaiblissement et de mortalité.  Apiculteurs et chercheurs se retrouvent dès lors majoritairement en confrontation aux puissants lobbies de l’agriculture industrielle et de l’agrochimie. Les tensions se cristallisent dans les commissions et agences gouvernementales nationales ou supranationales d’évaluation des risques écotoxicologiques, préalable obligatoire à la commercialisation d’une molécule chimique. Pour délivrer une autorisation de mise sur le marché  (a.m.m.), ces agences de sécurité sanitaire (en France, l’ANSES ; dans l’UE, l’EFSA). s’appuient sur les dossiers de non-toxicité déposés par les firmes agrochimiques. Dont les données sont souvent lacunaires, parfois biaisées. Et les conflits d’intérêts entre certains scientifiques évaluateurs et les firmes agrochimiques sont très fréquents. Les enjeux commerciaux et financiers étant énormes, les pressions des groupes d’intérêts agrochimiques sur la décision politique est permanente. 

Faire évoluer les modèles agricoles pour  sauver  la biodiversité

Le déclin avéré des pollinisateurs résulte de pressions anthropiques multifactorielles. Dès lors, des changements de paradigmes s’imposent dans les modèles agricoles, avec une réduction des intrants phytosanitaires et l’interdiction des néonicotinoïdes. L’amélioration de l’alimentation des abeilles sauvages et domestiques exige plus de haies, de bandes florales, de bosquets, d’espaces urbains végétalisés. Dans l’Union européenne, la politique agricole commune (PAC)  autorise que les parcelles non cultivées soient transformées en jachères apicoles, semées d’espèces riches en pollen et en nectar et à floraison étalée. Mais on sait que la transition du  modèle agricole productiviste du siècle dernier vers une agro-écologie plus respectueuse de la biodiversité ne sera pas facile.

Réhabiliter les écotypes indigènes, du retour de l’abeille noire  à l’abeille slovène

Le rétablissement de la diversité des espèces d’abeilles mellifères apparaît également nécessaire, alors que le XXe s. a été marqué par la généralisation d’un très petit nombre de sous-espèces mondialisées et à consanguinité croissante issues d’élevages de reines à marché globalisé.  Des réseaux européens travaillent ainsi à retrouver des lignées anciennes de l’abeille noire Apis mellifera mellifera, et à réhabiliter le patrimoine génétique d’écotypes régionaux adaptés à des environnements climatiques, topographiques et botaniques spécifiques.  Depuis son indépendance en 1991, la Slovénie a ainsi engagé une politique de protection et valorisation de la sous-espèce locale, carnica, désormais seule autorisée dans les ruchers slovènes depuis 2003[4]. L’abeille carnica et l’apiculture y font l’objet d’une promotion touristique sans équivalent ailleurs : l’apitourisme, qui associe tourisme durable et économie apicole. Et, en 2017, la Slovénie a convaincu l’ONU d’adopter une Journée annuelle mondiale de l’abeille et des pollinisateurs (World Bee Day), fixée au  20 mai. 

Un nouveau défi se pose enfin aux apiculteurs : celui du changement climatique – réchauffement global,  multiplication des événements climatiques extrêmes.  Les organismes vivants ont certes une capacité d’adaptation, mais au prix de cycles biologiques perturbés, et d’une sélection darwinienne parfois sévère. L’impact du réchauffement climatique commence à être documenté pour  les abeilles, et autres pollinisateurs : extension de leur implantation vers le nord de l’Europe; floraisons plus précoces, mais augmentation du risque de pénurie alimentaire en saison chaude ; hivers moins froids favorisant les parasites (dont le varroa); sécheresses estivales stressant les colonies. Les abeilles d’Australie ont été décimées en 2020 par la succession des incendies puis des inondations…


NOTES

[1] Toutes les abeilles sont « sauvages », mais on qualifie par commodité de « domestique » la sous-espèce Apis mellifera élevée par les apiculteurs.

[2]     L’abeille italienne a été adoptée à l’échelle nationale en Israël après 1948, pour remplacer « l’abeille syrienne » locale (syriaca) , jugée trop agressive.

[3]  Donnée obtenue en multipliant la valeur de la production d’une culture par son coefficient de dépendance à la pollinisation entomophile.

[4]  Cette exclusivité a été inscrite dans le traité d’adhésion à l’UE en 2004, une clause dérogatoire exceptionnelle aux règles européennes de  libre-circulation.


Fiche technique 1 : La classification linnéenne

C’est le botaniste suédois Carl von Linné (1707-1778) qui a hiérarchisé à partir de 1735 les espèces végétales et animales. Pour les abeilles mellifères : 

– la classe (insectes : une paire d’antennes, 6 pattes) → l’ordre (hyménoptères : quatre ailes)→ la famille (apidae)→ le genre (apis)→ l’espèce (mellifera)  → les sous-espèces – ou « races », dans le vocabulaire d’usage  (mellifera, ligustica, carnica, caucasica, Buckfast, etc.)

Dans la classification linnéenne, on lira ainsi :  Apis mellifera mellifera (en abrégé: A.m.m.) ; Apis mellifera ligustica, etc.

Fiche technique 2 : Les 3 castes d’abeilles

On sait scientifiquement depuis la fin du XVIe s. (ce qui ne préjuge pas des obstacles et résistances à cette connaissance et à sa diffusion : les données ne sont vraiment calées que fin XVIIIe s.), que les colonies d’abeilles mellifères (Apis mellifera) sont organisées en trois castes.

         Une seule femelle sexuée et fécondée, l’abeille-mère ou « reine », est l’unique reproductrice de la ruche. Fécondée lors de son vol nuptial par plusieurs mâles, elle passe ensuite ses quelques années de  vie à pondre jusqu’à 2000 œufs par jour, jusqu’à épuisement de sa poche spermatique. De forte corpulence, elle assure la cohésion de la ruche en émettant des phéromones (substances chimiques produites par des glandes mandibulaires) qui imprègnent l’ensemble de la colonie. Elle est donc la « mère» de toutes les abeilles de la ruche, et une ruche sans reine meurt. Quand elle devient stérile, ou quand elle quitte la ruche à la tête d’un essaim, quelques larves nourries exclusivement à la gelée royale donnent naissance à de jeunes reines vierges. La première-née d’entre elles liquide ses sœurs, effectue son vol nuptial, est fécondée et rentre à la ruche pour commencer à pondre.

         La seconde caste, très minoritaire (2-3000 par ruche), est celle des mâles, ou faux-bourdons, nés d’œufs non fécondés. La fonction unique des mâles, sensiblement plus corpulents que les abeilles, non dotés de dards, est l’accouplement avec une reine vierge lors de son vol nuptial (ils en meurent d’ailleurs, par arrachement de leurs organes sexuels). Ils ne « travaillent » pas dans la ruche, mais mangent abondamment. Ils sont tous éliminés de la ruche à la fin de l’été par les abeilles, car désormais considérés comme prédateurs des réserves de nourriture pour l’hiver.

         Le troisième groupe, le plus nombreux, est celui des « ouvrières », les abeilles: 20 à 50000  femelles stériles, nées d’oeufs fécondés, et aux organes reproducteurs bloqués par les phéromones de la reine.  Les ouvrières sont « armées » d’un dard leur permettant d’injecter du venin. Dans leur cycle de vie (de 3 semaines en été à 6 mois en hiver), elles assurent la totalité des tâches de la ruche: elles sont successivement nettoyeuses, nourricières du couvain, cirières construisant les cellules, transformatrices du nectar en miel, gardiennes, ventileuses, et enfin butineuses. Une abeille ne peut pas survivre sans appartenance au « corps social collectif » qu’est la ruche.