
Le 1er juillet 1877 paraît à Londres le premier numéro d’un nouveau magazine, « النحل / Al-Nahle / L’Abeille » . Il s’agit, en réalité, de la troisième version de cette gazette après deux premières tentatives à Beyrouth en 1870 puis 1874, censurées en leur temps par les autorités ottomanes. La page de couverture de 1877 est entièrement consacrée à une illustration surchargée de symboles, dont l’éditeur, le prêtre syriaque catholique et journaliste Louis Sabuncu (Peder Sabuncu, Reverend Sabunjie, 1838-1931), nous livre quelques clés de lecture dans une notice dès la deuxième page, sous son propre portrait [1].


Dans le contexte de la Nahda arabe dans l’Empire ottoman, cette page de titre d’Al-Nahle offre un riche exemple de syncrétisme symbolique. L’iconographie combine des éléments empruntés à la mythologie gréco-latine, à l’allégorie médiévale de la Nature, aux codes visuels de l’imagerie victorienne[2] et à des motifs propres aux traditions maçonniques et para-maçonniques du XIXe siècle. La lecture iconologique peut donc se révéler complexe – et nécessairement incomplète.
Une lecture symbolique globale : science, nature et transmission
La composition générale se déploie selon une structure tripartite classique : un registre inférieur botanique (les plantes, chacune étant nommée, représentent les différentes sciences, nous dit Sabuncu) ; un registre médian anthropo-naturaliste (les deux figures autour de la ruche incarnent la transmission du savoir à l’esprit humain) ; et un registre supérieur cosmique dominé par le disque solaire portant le titre arabe « Al-Nahle ». Cette organisation verticale repose sur une logique de circulation : des racines au soleil, de la matière à la lumière, de la nature au savoir.
1. Le soubassement botanique : un herbier encyclopédique

Le rang inférieur, constitué d’un alignement de plantes identifiées par Sabuncu comme des « représentantes des diverses branches de la science humaine », est une traduction iconographique du mouvement encyclopédique qui caractérise la Nahda. Chaque plante, soigneusement individualisée, renvoie à une discipline : archéologie, histoire naturelle, éthique, médecine, géographie, astronomie, minéralogie, philosophie, chimie. Cet herbier en frise relève d’une esthétique naturaliste d’inspiration britannique : le dessin est quasi scientifique, évoquant à la fois les planches botaniques victoriennes et les frontispices de revues savantes. Le naturalisme de ces plantes symbolise la diversité organique du savoir humain, dont la ruche constituera la synthèse.
2. Le registre médian : rencontre, échange et condensation du savoir

Au centre de l’image se dresse une grande ruche en paille, gravée d’une inscription arabe célébrant la lumière du discernement. Deux figures royales, l’une masculine, l’autre féminine, se tiennent de part et d’autre de cette ruche. La femme, ailée et entourée d’une myriade d’abeilles, incarne la Nature : Sabuncu la décrit comme « vêtue d’un manteau royal orné d’abeilles ». L’homme, également couronné, apparaît comme l’esprit humain (al-ʿaql) qui reçoit la substance récoltée par les abeilles et, en retour, tend une lampe contenant une autre forme de lumière, la lumière intellectuelle.
Ce registre médian fonctionne ainsi comme une scène d’échange, un don rituel réciproque : la Nature offre la matière du savoir (symbolisée par un rayon de miel), tandis que l’esprit humain offre la lumière de l’intelligibilité (symbolisée par la lampe). La ruche, placée entre eux, condense ces deux dynamiques.
3. Le registre supérieur : la couronne solaire et la désignation identitaire

Au-dessus de la scène, un disque solaire rayonnant entoure le titre « Al-Nahle », inscrit en arabe ottoman. La radiance du soleil organise l’ensemble de la mise en page en structure centripète. Le soleil est ici doublement signifiant : il représente à la fois le sceau identitaire de la revue et, plus profondément, une cosmologie du savoir héritée du néoplatonisme et réactivée par l’imaginaire orientaliste du XIXe siècle.
Une perspective maçonnique : ruche, lumière et hiérophanies du savoir
Alors même qu’on n’a pas de certitude sur le fait que le prêtre syriaque catholique Louis Sabuncu avait été initié à la franc-maçonnerie, la page de titre qu’il choisit pour Al-Nahle mobilise un ensemble de symboles caractéristiques de la culture maçonnique et para-maçonnique en circulation dans les milieux réformistes ottomans de la fin du XIXe siècle.
1. La ruche et les abeilles : un symbole maçonnique canonique


Dès le XVIIIe siècle, la ruche figure parmi les emblèmes les plus diffusés dans les hauts grades maçonniques, particulièrement dans les systèmes anglo-saxons. Elle symbolise à la fois le travail, l’ordre naturel, l’harmonie sociale et la fécondité intellectuelle — exact parallélisme avec la description de Sabuncu : les abeilles « collectent l’essence de la connaissance humaine » pour la ramener dans la ruche, espace où « le silence and la fermeture » permettent la maturation. Cette référence au silence renvoie au silence rituel maçonnique, le travail initialement « muet » nécessaire à la formation intérieure du Franc-maçon.
2. La lampe : métaphore initiatique de la « lumière »
L’homme tend une lampe allumée – geste immédiatement reconnaissable dans l’iconographie maçonnique comme l’offrande ou l’acquisition de la lumière (lux), terme technique de l’initiation. Dans de nombreux rituels, l’initié reçoit une lampe ou une lumière symbolique, représentant l’entrée dans la connaissance. La figure féminine (Nature) remet un rayon de miel – substance solaire – tandis que l’homme remet une lumière – forme civilisée de la lumière cosmique. La scène rappelle des gravures maçonniques du XIXe siècle montrant l’échange symbolique entre « Nature » et « Art ».
3. Le couple royal : Sagesse et Force, ou Nature et Esprit
La présence de deux souverains, parfois gênante pour une lecture purement naturaliste, prend sens dans une logique maçonnique : le couple royal incarne deux principes complémentaires. La femme ailée – décorée d’abeilles- est clairement la Reine des hommes, et celle des abeilles, qui gouverne la ruche : elle figure la Sagesse. L’homme, porteur de la lampe, représente la Force éclairée ou l’Esprit. Cette complémentarité rappelle le triade maçonnique Sapience-Force-Beauté, où la Beauté est ici distribuée dans l’ensemble floral inférieur. L’échange entre Nature et Esprit, au-dessus de la ruche, se lit comme une l’union de deux divinités de sexe opposé, une hiérogamie initiatique du savoir, thème fréquent des rituels symboliques européens du XIXe siècle. La ruche est alors un temple naturel, la reine une initiatrice, et l’homme l’initié recevant une lumière transformée.
Abeille et ruche : naturalisme, métaphore politique et symbolique musulmane et arabo-ottomane
La richesse du symbolisme apicole explique que l’image ait pu opérer simultanément dans plusieurs registres.
1. L’abeille dans l’héritage oriental et islamique
L’abeille est un symbole majeur dans la culture islamique, en particulier grâce à la sourate 16 du Coran (al-Naḥl). Elle y figure comme créature inspirée par Dieu, productrice d’une substance guérisseuse et vivant selon un ordre que l’exégèse a souvent comparé à une parfaite communauté humaine.
2. Le miel comme métaphore du savoir fécond
Dans la rhétorique savante des XVIIIe-XIXe siècles, le miel symbolise la sélection, l’essence, ce que les abeilles ont distillé après avoir butiné la diversité du monde floral. Il devient métaphore du savoir sélectionné, celui qu’une revue universaliste comme Al-Nahle ambitionne de transmettre à son lectorat. Sabuncu reprend cette métaphore, et l’étend : les plantes deviennent les « disciplines scientifiques », les abeilles deviennent les forces de la Nature, et la ruche devient « l’esprit humain » où ces éléments sont transformés en connaissance.
3. La ruche comme métaphore politique ottomane
Dans le contexte du Levant ottoman des années 1870, la ruche peut aussi suggérer un modèle d’organisation sociale harmonieuse, laborieuse et hiérarchisée – un thème cher aux réformateurs ottomans des Tanzimat et aux modernisateurs arabes de la Nahda. La ruche est un microcosme où chaque élément travaille pour le bien commun ; l’image de couverture d’Al-Nahle se veut donc une allégorie politiquement rassurante.
Naturalisme, rationalisme et ésotérisme tempéré
La force de cette page de titre tient à ce qu’elle rend compatibles trois régimes de symboles : le naturalisme scientifique (la botanique, les abeilles comme ouvrières naturelles) ; le rationalisme de la transmission du savoir (l’esprit, la lampe, la lumière) ; et un ésotérisme discret (hiérarchie, silence, transformation intérieure), compatible avec la culture maçonnique et avec les réseaux intellectuels du Levant. On a là sur un seul feuillet un étonnant concentré de symboles et de strates de la connaissance, qui place l’abeille, et la ruche, au centre de la lecture.

On signalera pour terminer une étonnante transcription architecturale de cette gravure. Quand Sabuncu fait édifier en 1904 une vaste demeure sur l’île de Prinkipo (Büyükada), à Istanbul, il fait reproduire, au fronton, l’image de 1877. Transférant ainsi sa symbolique multiple, et convainquant les observateurs contemporains qu’ils étaient et sont en présence soit de la « Maison des abeilles / Arılı Ev « , soit de la « Maison du (franc)-maçon / Mason Evi »…
On peut compléter ce volet iconologique par trois autres angles de lecture, par les liens ci-dessous :
- Une biographie du prêtre syriaque catholique Louis Sabuncu (1838-1931), passé de journaliste d’opposition à agent propagandiste du sultan Abdülhamid II
- Une lecture maçonnique de la gravure de couverture d’Al-Nahle en 1877.
- Une étude de la résidence que Sabuncu a fait construire à Büyükada en 1904, elle aussi surchargée de symboles maçonniques : « La Maison des Abeilles » « la Maison du Maçon ».
QUELQUES REFERENCES
VISSER Rogier Wouter [2014], Identities in Early Arabic Journalism. The Case of Louis Ṣābūnjī, Ph.d. Université d’Amsterdam, 2014. URL : file:///C:/Users/DownIdentities_in_Early_Arabic_JournalismTh.pdf
ZOLONDEK Leon [1978], « Sabunji in England 1876–91: his role in Arabic journalism », Middle Eastern Studies, 1978, vol.14, no 1, p. 102-115. URL: https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00263207808700368
KUZU Mehmet (ed.) [2007], Yıldız Sarayı’nda Bir Papaz. Sabuncuzade Luis Alberi [Un prêtre au palais de Yıldız…], Selis Kitaplar, 2007, 384p. (Mémoires de Sabuncu, basés sur un manuscrit non daté et différents textes).
BURDY Jean-Paul [2017], Conférence au Temple Millon de Lyon-Villeurbanne, 12/4/2017 : L’abeille et la ruche sont très présentes dans l’iconographique de la franc-maçonnerie depuis le XVIIIe siècle, reprise sur le blog « La République des abeilles » : https://larepubliquedesabeilles.com/
GRISON Thomas [2019], « Le symbolisme de l’abeille », MdV Éditeur, Coll. Les Symboles Maçonniques, n°87, 2019, 130 pages. CR : par Yonnel GHERNAOUTI dans : La Chaîne d’Union, 2019, no 3, 18 pages
SABUNJI (SABUNCU) John Louis [1877], « Al-Nahle – Explanation of the Title Page », gravure introductive, Al-Nahle, July 1, 1877, no 1., page 2.
MAINGUY Irène[2020], « La franc-maçonnerie à travers ses symboles », article 445 de la revue La Franc-maçonnerie Magazine, 17/10/2012. En ligne: http://www.fm-mag.fr/article/445/la-franc-ma%C3%A7onnerie-%C3%A0-travers-ses-symboles
KRETZ Richard E. [2020], « The Beehive, Omphalos Stones, & the Sacred Feminine » , The Square Magazine, 2020. URL : https://www.thesquaremagazine.com/mag/article/202007the-beehive/?
MORAY Francis [2014], « L’abeille et la ruche, le temple futur de l’humanité »,article 871 de la revueLa Franc-maçonnerie Magazine, 25/11/2014. En ligne: http://www.fm-mag.fr/article/focus/labeille-et-la-ruche-le-temple-futur-de-lhumanite-871
HUNT Charles Clyde [1925], Masonic Symbolism of the Beehive, Des Moines, Grand Lodge of Iowa, 1925, 42 pages. Reprint 2005.
BULLAMORE Geo. W. (brother) [1923], The Beehive and Free Masonry, 1923, reprint by Grand Lodge of British Columbia & Yukon. URL: https://www.freemasonry.bcy.ca/aqc/beehive.html?
MAETERLINCK Maurice [1901], La Vie des abeilles, Paris, Fasquelle, 348 pages.(ouvrage mille fois réédité, illustré et traduit, perspective littéraire/naturaliste souvent mobilisée par les symbolistes et les allégoristes).
NOTES
[1] SABUNJI (SABUNCU) John Louis [1877], « Al-Nahle – Explanation of the Title Page », gravure introductive,Al-Nahle, July 1, 1877, no1, p.2. Les quelques mots demi-manquants en fin de ligne ont été restitués par un logiciel d’intelligence artificielle.
[2] La gravure est due à « J.and C.Nicholls », atelier londonien, comme l’indique la signature de bas de page.

Une composition ésotérique de Sabuncu, vraisemblablement datée de 1908.