
La construction du Köşk de Louis Sabuncu (1903-1904)


Sabuncu en 1893, employé au Palais du sultan; le Köşk-Hôtel en 1911
Au début du XXe siècle, grâce à l’aisance financière procurée par les émoluments du sultan Abdülhamid II au service duquel il est entré en 1891 (après une première carrière de religieux militant au Levant, puis une seconde carrière de journaliste d’opposition au sultan, à Londres !), le prêtre syriaque catholique et journaliste ottoman Louis Sabuncu (1838-1931) acquiert un terrain à Prinkipo [1], la principale des Îles des Princes (Adalar) [2]. Il y fait construire en 1903-1904 une vaste demeure dans l’actuel quartier Maden, au 31, rue Yılmaz Türk. Les plans en ont été tracés par l’architecte Periklis D. Fotiadis, professeur à l’Université d’Athènes. C’est un bâtiment en maçonnerie de style grec néo-classique sur plusieurs étages [3].
La façade d’entrée évoque un temple grec antique, avec quatre colonnes corinthiennes. La maison, rectangulaire, est coiffée d’une coupole vitrée. Sabuncu a surchargé sa nouvelle résidence estivale de symboles, qui reprennent ceux de la gazette Al-Nahle (L’Abeille) dans ses éditions successives des années 1870. Elle est coiffée d’un fronton triangulaire portant la représentation d’un œil divin (et franc-maçon), avec l’inscription (aujourd’hui disparue) : « Dieu veille sur ceux qu’il aime ». Aux angles du fronton se trouvent de petits acrotères, et à son sommet se dresse une stèle en arc brisé, dans laquelle figure la trilogie roi-reine-ruche, soit la scène qui figurait sur la première page de la gazette de 1877. Mais les plantes de la frise inférieure de la gravure seraient, selon certains observateurs, devenues des acacias, arbre éminemment maçonnique. Le portail d’entrée en fonte est également orné de dix grandes abeilles dorées.


La gravure d’Al-Nahle en 1877, et le fronton de la maison en 1904 (état en 2012)
Sur les murs intérieurs, Sabuncu a commandé des fresques représentant en particulier trois éléments issus de croyances différentes [4]. Ces fresques renvoient à des images des cultures égyptienne, assyrienne et grecque qui font référence au concept de trinité, comme dans les monothéismes chrétien et musulman. Elles symbolisent les trois dimensions du naturalisme : constructive, protectrice et destructive.

Et une gigantesque composition sur toile, une « Peinture de la Genèse » de 4,5m x 2,5m, commandée à huit artistes différents, achevée en 1908, et qui compte 660 personnages religieux différents. Elle semble avoir été conçue en réminiscence de son tour du monde des confessions au début des années 1870, quand la censure du pouvoir ottoman l’avait contraint à s’éloigner de Beyrouth.
La « Maison blanche » a connu plusieurs appellations depuis 1904
Selon la fiche de l’inventaire patrimonial et des publications locales : « Sabuncakis Köşkü, Sabuncu Köşkü, Gözlü Ev, Köprülü Ev, Arılı Ev, Mason Evi »… « Sabuncu Köşkü / La maison Sabuncu [5]» ; « Gözlü Ev / La maison à l’oeil », du fait principalement de l’œil divin du fronton ; « Köprülü Ev / La maison du pont », car une passerelle donne accès à l’étage sur rue, le rez-de-chaussée et le jardin étant en contrebas ; « Arılı Ev / La maison des abeilles » pour des raisons évidentes de présence iconographique de la ruche et des abeilles très visibles ; et du fait que la maison a été brièvement transformée en hôtel (vers 1910-1911, ou plus tôt ?) avec, en façade l’enseigne: « Hôtel The Beehive / Hôtel La Ruche des Abeilles ».
Le destin de la « maison Sabuncu » de 1904 à nos jours.


Le statut de la maison, en matière de propriété, reste en pointillés, car il s’inscrit dans les soubresauts politiques et sociétaux de l’Empire ottoman, puis de la République de Turquie. Retenons ce qui est attesté par documents et auteurs. La maison est achevée en 1904. Sabuncu perd son emploi au Palais en 1908, suite à la révolution Jeune-Turque. En 1911, la maison est photographiée comme l’Hôtel The Beehive / La Ruche, ouvert comme tel à une date non précisée, mais disposant d’une vingtaine de chambres. Sabuncu quitte définitivement la Turquie quelque part entre 1911 et 1914. On ne sait rien du devenir de la maison pendant et après la guerre, quand se succèdent à Prinkipo prisonniers et blessés de guerre, puis forces d’occupation étrangères, puis réfugiés Russes blancs, puis réfugiés politiques (le plus célèbre a été Trotski, entre 1929 et 1933). En 1924, la maison revient au Trésor (Maliye), comme de nombreux « biens vacants » (emval-i metruke) ayant appartenu à des minoritaires disparus ou chassés pendant et après la guerre – nombre d’édifices ont alors un statut de propriété indéterminé du fait de la disparition des propriétaires. Elle a alors été attribuée à une famille Bağrım, réfugiée de la région de Thessalonique dans le cadre des échanges de populations d’après Lausanne, qui l’a occupée au moins jusque dans les années 1930. Elle est ensuite louée, puis vendue à plusieurs reprises, à des dates indéterminées. Elle est très abimée par un incendie daté selon les auteurs en 1971 ou 1972.


L’état du bâtiment « A vendre » dans les années 1990-2000, restauré vers 2010 (photos JPB)
Dans les décennies 1990-2000, alors que nous sommes passé régulièrement devant l’édifice lors de nos tours de l’île à vélo, elle apparaît très dégradée, avec souvent la pancarte « Satılık/ A vendre ». Mais nous la retrouvons en 2012 remise à neuf depuis peu, remarquablement restaurée à l’identique par un nouveau propriétaire disposant à l’évidence de gros moyens financiers. Les symboles originaux ont été remis en place ou restaurés : l’œil du fronton ; le roi, la reine et la ruche repris de la couverture d’Al-Nahle de 1877 ; les abeilles dorées du portail ; et le compas maçon regravé sur les vitres de la porte d’entrée. Il nous semble même qu’ont été ajoutés sur le trottoir devant la maison trois damiers noir et blanc dont nous n’avions pas le souvenir lors de nos précédents passages, et qui sont des symboles maçons historiques[6]. Comme de nombreux autres sur l’île, le bâtiment est inscrit à l’Inventaire du patrimoine architectural, et cité dans les textes municipaux comme appartenant au patrimoine historique insulaire[7].
« Mason Evi / La Maison du Maçon», « Yazlık mason locası / La loge maçonnique estivale »: un édifice à fonction maçonnique ?
La franc-maçonnerie en Turquie a été bien étudiée : l’existence et l’activité de ses nombreuses loges dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’Empire, et au XXe siècle, sous la République, sont relativement connues[8]. Au tournant des XIXe et XXe siècles, dans les communautés étrangères et levantines, chez les Jeunes-Ottomans puis les Jeunes-Turcs, la maçonnerie a été influente dans les cercles politiques et militaires, journalistiques et intellectuels, très présente au sein des élites musulmanes, chrétiennes ou juives. Les loges menaient alors leurs activités discrètement, étant étroitement surveillées par la police du sultan, surtout au début du siècle.


Du fait de la profusion de symboles maçonniques, et en réalité d’une grande foisonnance ésotérique, sur le Köşk de Sabuncu de sa construction en 1904 à sa réhabilitation vers 2010, on a voulu en faire un « temple maçonnique », ou une « loge maçonnique d’été » (« yazlık mason locası ») – le vocabulaire employé est fluctuant. Et, par glissement, on a fait de Louis Sabuncu un franc-maçon. Le problème pour l’historien est qu’aucune affiliation maçonnique n’apparaît vraiment dans les travaux scientifiques récents et les biographies détaillées sur Sabuncu, non plus d’ailleurs que dans les nombreux écrits et les mémoires de l’intéressé [9]. Même si quelques indices font plus que suggérer qu’il pourrait avoir été affilié : l’en-tête de son courrier en porte ainsi des signes, en particulier un compas et une abeille [10].
On accède facilement à nombre d’affirmations ou d’allusions sur « la Maison du Maçon / Mason Ev » : principalement dans des articles locaux (administrations d’Adalar), des guides touristiques, des blogs. Mais elles ne s’appuient pas sur des sources archivistiques primaires accessibles et vérifiables. Une part de ces allusions découle clairement, en revanche, de la confusion patronymique entre la famille Sabuncakis (dont plusieurs membres ont été notoirement maçons) et Sabuncu, confusion officiellement levée seulement depuis peu (2023).
A Beyrouth, au Caire, à Londres, Sabuncu a toujours été un homme de réseaux, mais pas nécessairement de réseaux maçonniques… On considérera donc comme plus que vraisemblable que son Köşk a pu abriter les réunions estivales d’une loge stambouliote, sans pour autant pouvoir être qualifié de « temple maçonnique »…L’enquête historique doit donc continuer sur les affiliations locales et l’usage maçonnique ancien et/ou actuel du bâtiment de Büyükada.


On peut compléter ce volet architectural et iconologique par trois autres angles de lecture :
Une lecture iconologique multithématique de la gravure de couverture d’Al-Nahle en 1877.
Une lecture de la symbolique maçonnique de la première page d’Al-Nahle en 1877
NOTES
[1] A moins que ce terrain lui ait été attribué par le pouvoir hamidien, à titre de gratification ? Cf. GEçER Özcan[2023],İzler ve Gizler: Süryani Rahip Sabuncu’nun Büyükada Yılları [Traces et dissimulations: les années Büyükada du prêtre assyrien Sabuncu], Avlaremoz [Parlons-en !, organe judéo-espagnol]15 Eylül 2023 (15/9/2023). URL : https://www.avlaremoz.com/2023/09/15/izler-ve-gizler-suryani-rahip-sabuncunun-buyukada-yillari
[2] L’île de Prinkipo / Büyükada, la plus vaste des Îles des Princes (Adalar) d’Istanbul, régulièrement desservie par des ferries à partir de 1846 a abrité pendant des siècles d’importants édifices religieux grecs orthodoxes (monastères, séminaire, chapelle), aujourd’hui en déshérence totale. A partir du milieu du XIXe siècle, elle est devenue la résidence des élites minoritaires (Grecs, Arméniens, Juifs, Italiens, diplomates étrangers, etc.) ou musulmanes très aisées (des pachas ottomans, le shah de Perse). Moins souvent à l’année que pour « la saison » estivale (de début mai à fin septembre en général : jusque dans les années 1860, le début de la saison d’été était officiellement fixé par un texte officiel, fin avril-début mai). A partir de 1914-1915, nombre de résidents disparaissent – les Arméniens après 1915. Prisonniers et autres blessés de guerre y sont cantonnés, suivis par les forces d’occupation étrangères. Les Juifs s’en vont peu à peu à partir des années 1930, et ne sont plus qu’une poignée. La plupart des résidents grecs ont été « échangés » en application du traité de Lausanne, après 1923 : départ des Grecs, arrivée de Turcs et autres musulmans expulsés de Grèce continentale. Les rares Grecs restés à Istanbul ont été contraints au départ après le pogrom de 1955, suivi d’un ordre général d’expulsion en 1964.
[3] Kültür Envanteri [Inventaire du patrimoine] [s.d.] Sabuncakis Köşkü , URL : https://kulturenvanteri.com/tr/yer/sabuncakis-kosku/#17.5/40.867447/29.136332 ; et : Sabuncu Köşkü [Hôtel particulier Sabuncu], Yılmaztürk Caddesi No:31 / Büyükada, Adalar, İstanbul. URL : https://adalarmiras.com/detay/1/sabuncu-kosku?utm_source=chatgpt.com
[4] CEYLANLI Zeynep[2015], Büyükada, its summer residences, and the bourgeois Ottoman interior at the turn of the twentieth century, Thèse Architecture, Ankara, METÜ, 3/2015 , 305p. L’architecture de la maison Sabuncu y est décrite, avec plusieurs dessins, p.162-166.URL: https://etd.lib.metu.edu.tr/upload/12618649/index.pdf
[5] « La Maison Sabuncakis » dans plusieurs documents touristiques et traitant du patrimoine architectural des Îles, par confusion entre le patronyme Sabuncu et celui, proche, d’une famille de commerçants stambouliotes, riches fondateurs-propriétaires d’une grande savonnerie, les Sabuncakis. Cf. BAROKAŞ Yakup [2024], Sabuncakis mi, Sabuncu mu? [Sabuncakis ou Sabuncu ?], Dergi Şalom [Magazine Şalom, judéo-turc], 6 Şubat 2024. URL : https://dergi.salom.com.tr/haber-1451-sabuncakis_mi_sabuncu_mu.html?utm_source=chatgpt.com
[6] OCEANE Hubert [2024], Le symbolisme du sol en damier en Franc-Maçonnerie : Dualité et Harmonie, Blog Le Chemin maçonnique, 28 septembre 2024 URL : https://www.lecheminmaconnique.com/blog/les-chroniques-maconniques-2/le-symbolisme-du-sol-en-damier-en-franc-maconnerie-dualite-et-harmonie-6
[7] Le site de l’Inventaire entretient la confusion patronymique en titrant sur l’édifice « Kiosque de Sabuncakis ». URL : https://kulturenvanteri.com/en/yer/sabuncakis-kosku/
[8] Cf. Hür ve Kabul Edilmiş Masonlar Büyük Locası [Grande Loge des Francs-Maçons Libres et Acceptés]. Site : https://www.mason.org.tr/turkiyede-masonlugun-tarihcesi
[9] Il n’y a pas d’occurrence des mots « mason », « masonluk », ou équivalents, dans l’index des mémoires publiés par Selis en 2007.
[10] Voir VISSER Rogier Wouter [2014], Identities in Early Arabic Journalism. The Case of Louis Ṣābūnjī, Ph.d. Université d’Amsterdam, 2014.p.120 et suivantes. URL : file:///C:/Users/DownIdentities_in_Early_Arabic_JournalismTh.pdf

