Même les abeilles n’échappent pas aux tensions politiques (#1). En Turquie, l’ancien homme d’affaires Osman Kavala (né en 1957), figure de proue de la société civile, mécène de la vie culturelle et artistique, déclaré coupable de « tentative de renversement du gouvernement », a été condamné en avril 2022 à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Six autres personnes jugées en même temps que lui ont été condamnées à 18 ans de réclusion chacune pour complicité. Toutes étaient poursuivies comme « co-organisatrices » de la crise du Parc Gezi, un vaste mouvement de contestation environnementale, politique et sociale qui, parti d’Istanbul, s’était étendu à tout le pays au printemps 2013. Faute de preuves, les « Sept de Gezi » avaient été relaxés en première instance en février 2020. Mais, sur appel du procureur, Osman Kavala avait été immédiatement ré-incarcéré pour « espionnage militaire et politique » et « tentative de renversement du gouvernement », jusqu’au nouveau procès-spectacle d’avril 2022. Le 22 juin 2022, Amnesty International a adopté les « Sept de Gezi » comme « prisonniers et prisonnières d’opinion pour des raisons politiques ».
Venons-en à la place des abeilles dans les deux phases du « procès de Gezi [Gezi davası], en 2019, puis en 2022. Parmi les 657 feuillets de l’acte d’accusation de 2019, quelques-uns concernent la photographie d’une carte de Turquie retrouvée dans le téléphone portable d’Osman Kavala.
Dans le téléphone de l’inculpé, une carte photographiée atteste des intentions complotistes d’Osman Kavala…
On peut donc lire, dans un extrait des interrogatoires de police de Kavala en 2017, à côté de la capture d’une carte en couleur : « Un examen du téléphone portable du suspect a révélé que la photo prise le 27/02/2016 l’a été avec le téléphone portable du suspect. [On y observe que] l’intégrité territoriale de la République de Turquie y est remise en cause, et que les frontières ont été redessinées … »

Transcription du commentaire des policiers sur la carte présente dans le téléphone (2017)
Effectivement, les zones délimitées et colorisées ne se superposent pas à la carte de la République de Turquie et de ses frontières contemporaines. Les éditorialistes des médias aux ordres du pouvoir l’ont immédiatement assimilée à la carte du traité de Sèvres du 10 août 1920. Celui-ci, envisagé par les Alliés après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, et avant la guerre de libération nationale de Mustafa Kemal (Atatürk) entre 1919 et 1922, prévoyait le démantèlement de l’Anatolie au profit de plusieurs bénéficiaires (les Grecs, les Arméniens, les Kurdes, et surtout les Anglais, les Français, et les Italiens). Pour ces éditorialistes, « les frontières dessinées sur la carte [de Kavala] sont similaires à la soi-disant carte du Kurdistan du groupe terroriste PKK» , frontières «visant à amputer la Turquie », et qui ont « toujours été encouragées par les impérialismes occidentaux. »

Version française contemporaine de la carte de la Turquie démantelée par le traité de Sèvres de 1920
Précisons que ce traité de Sèvres n’a jamais été appliqué, remplacé dès 1923 par le traité de Lausanne. Mais, un siècle après, il est toujours agité par les nationalistes turcs de tous bords avec, en substance, comme argument : « il y a un complot permanent de l’étranger pour rayer la Turquie de la carte en s’attaquant à ses frontières ». Les historiens et politistes qualifient cette instrumentalisation d’un traité mort-né de « syndrome de Sèvres [en turc: Sevr sendromu]».
Revenons à la carte du portable de Kavala, assimilée par l’accusation à celle du traité de Sèvres, et preuve de « ses intentions criminelles » de démantèlement de la République. Elle est bien connue des spécialistes d’apiculture, historiens ou biologistes. Car, très loin d’avoir le moindre lien avec le traité de Sèvres, elle se trouve dans un «classique» de la profession, l’ouvrage de référence du biologiste allemand Friedrich Ruttner, publié en 1988 : « Biogeography and Taxonomy of Honeybees», figure 11-3, page 180 (#2).


Pour plus de lisibilité, la carte de Ruttner a été colorisée à une date et par un auteur inconnus, et se retrouve ainsi sur internet. Plus précisément, en ce qui concerne la version colorisée turque présente dans le téléphone de Kavala, elle est issue de la page 5 du manuel grand public d’Ahmet Inci: «Ana arı üretimi [L’élevage des reines d’abeilles] », publié en 2015 à 25000 exemplaires (#3). Et l’auteur cite d’ailleurs la source de la carte qu’il reproduit: « Prof.Dr. Ruttner’in Balarılarının biyocoğrafya ve taksonomisi .»


C’est donc cette carte apicole, sciemment assimilée à la carte du traité de Sèvres qui, dans une grossière manipulation, est devenue l’une des « preuves » du « complot contre l’État en relation avec l’étranger» organisé par Osman Kavala !
La riche diversité des sous-espèces et des écotypes d’abeilles Apis mellifera en Turquie.
Intéressons-nous au sens de cette carte de Ruttner. On le sait peu en général, la Turquie est un grand pays d’apiculture, et d’apiculteurs et apicultrices – la production annuelle de miel, en hausse régulière, se situe entre 80 000 et 100 000 tonnes, au 2e rang mondial derrière la Chine. Grâce à la diversité de son climat, de ses paysages et de sa flore (#4). Grâce aussi, et surtout, à la richesse exceptionnelle de ses sous-espèces (ou « races», pour utiliser le vocable ancien encore usité) d’abeilles mellifères Apis mellifera.
Elaborée initialement par le biologiste juif allemand et palestinien Friedrich Simon Bodenheimer dans son ouvrage fondateur de 1942 (#5), puis précisée, après de nombreux travaux intermédiaires, par Friedrich Ruttner en 1988, la carte des abeilles en Turquie fait apparaître une véritable «diversité ethnique », avec plusieurs sous-espèces régionales (progressivement distinguées à partir de la fin du XIXe s.), comprenant elles-mêmes des écotypes adaptés à des environnements spécifiques :
1) Apis mellifera anatoliaca (Anadolu Arısı) pour le plateau d’Anatolie centrale, avec la variante Apis mellifera anatoliaca de la zone égéenne occidentale (Batı Ege Arısı, dont l’écotype des « abeilles de Muğla » qui produisent un miel de pin des plus réputés) .
2) Apis mellifera caucasica (Kafkas Arısı, « l’abeille caucasienne », qui comprend à la fois « l’abeille grise de montagne », et « l’abeille gris-jaune subcaucasienne » ) pour les régions du Pont (mer Noire) et du nord-est ; avec quelques traces de la variante Apis mellifera armeniaca (« l’abeille jaune subcaucasienne ») aux confins de l’Arménie contemporaine.
3) Apis mellifera meda (Iran Arısı, « l’abeille iranienne ») , du golfe d’Adana au nord de la Syrie et à l’Iran ;
4) Apis mellifera syriaca (Suriye Arısı, au XIXe s. « l’abeille palestinienne » devenue « l’abeille syrienne ») aux confins syro-turcs (son aire d’expansion apparaissant sur la carte de Ruttner nous paraît un peu trop restrictive);
5) Apis mellifera cypria (Kıbrıs Arısı, « l’abeille chypriote ») – dans l’ensemble de l’île évidemment – mais on trouve désormais aussi A.m. anatoliaca à Chypre du nord…;
6) Apis mellifera carnica, ou macedonica (Trakya Arısı) en Thrace orientale.


Toutes ces sous-espèces sont définies par des critères morphologiques (taille, couleur de l’abdomen, densité des poils, longueur du proboscis [la trompe, ou langue], nervures des ailes, etc.), et, de plus en plus, par leur ADN. L’importance croissante des transhumances inter-régionales a logiquement amené à des processus d’hybridation, dont les conséquences ne sont encore pas toutes mesurées. Le changement climatique commence également à impacter certaines sous-espèces (avec, par exemple, les incendies massifs dans les forêts de Muğla à l’été 2021 (#6). Le développement de la prise de conscience environnementale en Turquie a entraîné l’apparition d’ONG se préoccupant de la biodiversité, et donc de la conservation de certaines sous-espèces jugées spécifiquement précieuses et menacées. C’est, en particulier, le cas de A.m.caucasica, dans les provinces très montagneuses et arrosées d’Artvin et Ardahan, frontalières de la Géorgie et de l’Arménie, ainsi que dans la région du Pont.
L’histoire politique des plus mouvementées de certaines régions du pays au XXe siècle n’a pas réussi à éradiquer territorialement la diversité et la richesse des sous-espèces d’abeilles. Car, d’un point de vue scientifique, il est entendu que, même si certains textes turcs ou balkaniques ressortant de l’idéologie prétendent le contraire, les aires d’implantation des différentes sous-espèces ne sont pas définies et circonscrites par les frontières politiques du XXe siècle (#7): plusieurs d’entre elles sont largement transfrontalières. Par exemple A.m.meda, qui s’étend de la Méditerranée au golfe Persique : il semble d’ailleurs bien que ce soit l’aire de A.m.meda qui ait particulièrement rendu nerveux les enquêteurs et les éditorialistes hostiles à Kavala, car elle coïncide effectivement assez largement à l’aire de peuplement kurde majoritaire au « Sud-Est » du pays – donc au « Kurdistan » transfrontalier (Turquie-Syrie-Irak-Iran)… Les abeilles n’échappent pas à la politique…
Jean-Paul BURDY
NOTES
(#1) Une version développée de ce texte, avec plus de références, a été publiée sur notre blog « Questions d’Orient » .
(#2) RUTTNER Friedrich , « Biogeography and Taxonomy of Honeybees », Springer Verlag, Berlin, Heidelberg, New York, London, Paris, Tokyo, 1988, 284p.
(#3) INCI Ahmet, « Ana arı üretimi [La production de reines d’abeilles] », ANG, Ali Nihat Gökyigit Vakfı Arıcılık Danışmanı Ziraat Yük. Müh., Istanbul, Eğitim Kitabi, 2015, 132p.
(#4) Qui connaît, par exemple, dans les chaînes de montagnes du nord-est, le climat eupontique diluvien, parfois qualifié de subtropical humide sur la côte, avec ses forêts humides de sapins et de châtaigners, mais aussi en altitude des prairies alpines de rhododendrons dominées par les contreforts enneigés du Petit Caucase?
(#5) BODENHEIMER Friedrich Simon (1897-1959) « Türkiye’de Bal Arısı ve Arıcılık Hakkında Etüdler – Studies on the Honey Bee and Beekeeping in Turkey [Etudes sur les abeilles mellifères et l’apiculture en Turquie] », Istanbul, Numune Matbaasi, 1942, 119p.
(#6) «Muğla. Wildfires deal blow to world-famous pine honey production », hurriyetdailynews.com, 10/8/2021. En ligne : https://www.hurriyetdailynews.com/amp/wildfires-deal-blow-to-world-famous-pine-honey-production-166876
(#7) Nous avons repéré quelques cartographies nationalistes des sous-espèces d’abeilles en Turquie, en Grèce, dans les Balkans et en Ukraine. Au congrès Apimondia de 2009, à Montpellier, une intervention (grecque) a démontré que la frontière politique gréco-serbe correspondait étroitement à la séparation entre deux sous-espèces; une autre intervention a fait de même pour la frontière gréco-turque en Thrace: des abeilles grecques côté grec, des abeilles anatoliennes côté turc -sauf exceptions dans quelques zones portuaires…. Au congrès Apimondia de Kiev en 2013, puis à nouveau à Montréal en 2018, un intervenant a répété la coïncidence de l’orthodoxie ukrainienne avec une race d’abeille spécifiquement ukrainienne. Et cela, bien avant la guerre d’agression de la Russie de 2022. Contredites par presque toutes les études scientifiques, morphologiques ou génétiques, ces thèses apparaissent comme marginales. Certains épisodes de l’histoire contemporaine ont cependant pu jouer un rôle dans le maintien ou la régression de certaines sous-espèces : la zone frontalière avec l’URSS, au nord-est de la Turquie, était pendant toute la Guerre froide zone militaire interdite. Ajoutée à une topographie montagneuse difficile d’accès, ce facteur géopolitique a indubitablement fait de la région un conservatoire protégé avant l’heure de l’abeille caucasienne ou subcaucasienne locale. L’arrivée de colons d’Anatolie dans la République turque de Chypre du nord (RTCN) fait qu’Apis mellifera cypria y cohabite désormais avec A.m.anatoliaca... La Slovénie indépendante et européenne a fait de l’abeille A.m.carnica une « abeille nationale slovène », seule autorisée sur le territoire slovène. Se pose toutefois le contrôle de la frontière italo-slovène, qui n’est pas une barrière topographique physique comme peuvent l’être les Alpes austro-slovènes. Sans oublier que carnica s’étend de l’Autriche à l’Albanie, de l’Italie aux Balkans, bien au-delà donc des frontières de la petite Slovénie.

