1942 : La première étude scientifique des abeilles et de l’apiculture en Turquie, par l’entomologue allemand installé en Palestine Friedrich Simon Bodenheimer (1897-1959).


Répartition des sous-espèces d’abeilles en Anatolie dans Bodenheimer 1942


NB: après la présentation des premiers manuels pratiques ottomans et républicains, voici le second volet de notre approche des débuts de l’apiculture en Turquie.


Le premier travail scientifique d’ampleur sur l’abeille mellifère et l’apiculture en Turquie est publié à Ankara en 1942. Bilingue (turc-anglais), il est signé par un professeur d’entomologie allemand, Friedrich Simon Bodenheimer. L’ouvrage est doublement intéressant : bien sûr, par les données originelles qu’il fournit sur l’apiculture dans la jeune République de Turquie (fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk) ; et, plus encore peut-être, par la personnalité de son auteur, dont l’itinéraire personnel croise l’histoire européenne et moyen-orientale du premier XXe siècle.

BODENHEIMER Friedrich Simon (1897-1959) [1942] Türkiye’de Bal Arısı ve Arıcılık Hakkında Etüdler – Studies on the Honey Bee and Beekeeping in Turkey [Etudes sur les abeilles à miel et l’apiculture en Turquie], Istanbul, Numune Matbaasi, 1942, 119p.


F.S. Bodenheimer, professeur-invité en Turquie entre 1938 et 1941

En 1938, le professeur Bodenheimer, de l’Université hébraïque de Jérusalem, est invité à Ankara, pour mener en Turquie une recherche scientifique sur l’apiculture, et développer des structures universitaires dans ses domaines de compétence 9. Professeur-invité et conseiller du ministère de l’Agriculture, il fonde à l’Université d’Ankara le département d’Entomologie agricole, et l’Institut de recherche sur la protection des végétaux.

Pour la recherche sur les abeilles mellifères et l’apiculture, il mène avec une équipe de jeunes chercheurs une vaste enquête par questionnaires et sur le terrain dans les différentes régions du pays, pour recueillir des données entomologiques, techniques, économiques et commerciales. Il s’agit de cartographier les différentes espèces d’abeilles mellifères présentes en Anatolie ; de recenser à la fois le nombre et les différents types de ruches utilisées  (ruches-panier, ruches-troncs, ruches tunnel, boites en bois, ruches modernes) ; d’évaluer la production de cire et de miel ; et de mesurer les évolutions dans les années 1930, pour apprécier l’efficacité des politiques de modernisation kémalistes. Il en sort le rapport de 1942, un ouvrage pionnier – il précède de quatre décennies le développement d’une recherche apidologique turque désormais reconnue.


Le recensement des ruches traditionnelles et « modernes » en Turquie dans les années 1930


Bodenheimer a publié trois autres ouvrages en turc à l’occasion de ses séjours en Turquie : une Introduction à l’entomologie suivie d’un Diagnostic des insectes ravageurs de Turquie (1941) ; une Introduction aux amphibiens et reptiles de Turquie (1944) ; une monographie sur Les Cochenilles coccoidea de Turquie (1949). Il a visiblement gardé un bon souvenir de ses séjours anatoliens, puisqu’il publie en hébreu, en 1958, un ouvrage « touristique » , Turquie : la vie et l’art populaire.


L’entomologue Friedrich Simon Bodenheimer, juif allemand, militant sioniste, installé en Palestine / Eretz Israël en 1922

La carrière de Bodenheimer croise en permanence activités de recherche techniques et scientifiques, enseignement, activités de conseil à l’international, et engagements militants sionistes.



Friedrich Simon Bodenheimer (ןועמש ץירפ ,רמיהנדוב ) est né en 1897 dans une famille juive de Cologne, où son père Max Bodenheimer est avocat, et proche de Theodor Herzl, le père-fondateur du sionisme moderne. Inscrit pour des études de médecine à Münich, il est immédiatement mobilisé volontaire, et envoyé sur le front de l’Est dès 1914. Après la guerre, il étudie la zoologie et l’entomologie, après avoir lu les travaux d’entomologie appliquée de Karl Escherich. Il soutient sa thèse de doctorat à l’Université de Bonn sur Tipula paludosa (le cousin des prairies) .

Son expérience de l’antisémitisme en Allemagne (dans le corps des officiers de l’armée) et en Russie (dans les zones de guerre), et l’adhésion familiale au projet sioniste de Herzl, l’incitent à partir pour « Eretz Israël » – la Palestine sous mandat britannique, en mai 1922. Il y épouse, l’année suivante, Rachel Ussishkin, fille d’une des grandes figures du sionisme russe Menahem Ussishkin (1863-1941), lui-même installé en Palestine en 1919 .

En Palestine, Bodenheimer, qui entend mettre ses connaissances au service du projet agricole sioniste, devient responsable du département d’entomologie à la station d’expérimentation agricole installée par l’Organisation sioniste mondiale à Rehovot, près de Tel Aviv (qui deviendra ultérieurement l’Administration de la recherche agricole). Il liste et cartographie dans près de 70 articles les ravageurs agricoles de Palestine, et définit des méthodes scientifiques de lutte antiparasitaire, qui fourniront la matière d’une synthèse publiée à Berlin en 1930. En 1925, il est l’un des fondateurs du département de zoologie de l’Institut pour l’étude de la nature. En 1927, il part à la recherche de la manne tamarisk dans le désert du Sinaï, produite à partir de miellat d’insectes, une source possible pour la version biblique de la « manne céleste »  de l’Exode : l’inscription de la recherche scientifique dans l’histoire biblique d’Eretz Israël est évidente. Il travaille à une histoire de l’entomologie, qui est publiée en 1928 à Berlin 10: « Materialien zur Geschichte der Entomologie bis Linné », l’un des innombrables « ouvrages juifs » brûlés dans les autodafés nazis du 10 mai 1933, puis à Amsterdam en 1940, où s’était réfugié l’éditeur Junk, qui sauvera alors de justesse le manuscrit de Bodenheimer Citrus entomology in the Middle East.

Bodenheimer rejoint ensuite, sur le mont Scopus, l’Université hébraïque, maître de conférences et chercheur en zoologie en 1928, professeur en 1931 – il doit y enseigner et publier en hébreu, une langue réinventée, alors très déficitaire en vocabulaire scientifique et technique, et qui lui est initialement peu familière11. Il y a dirigé de nombreuses thèses, dont plusieurs sur l’apiculture israélienne. Cette même année 1931, il est professeur invité à l’Université du Minnesota puis, via San Francisco et Hawaï, il rejoint Yokohama, et boucle ainsi un tour du monde.


En 1935, Bodenheimer participe, accompagné par son épouse, au VIe congrès international d’entomologie, à Madrid.


En 1936, il se porte volontaire pour porter les armes pendant la Grande Révolte arabe, marquée par une longue grève générale des Palestiniens, et par des affrontements entre ceux-ci, les forces britanniques et les milices d’autodéfense sionistes : Bodenheimer est affecté à une force de police juive de protection des colonies sionistes. En 1937, Bodenheimer publie Prodromus faunes Palestinae (au Caire, en français), premier catalogue exhaustif de la faune connue de Palestine. Entre 1938 et 1941, il est professeur-invité et conseiller au ministère turc de l’Agriculture et à l’Université d’Ankara. En 1943, il est consultant auprès du ministère de l’Agriculture à Bagdad. Pendant et après ces deux séjours, il publie articles et ouvrages de recherche, en turc et en arabe.


Après la création de l’État d’Israël, des travaux de recherche internationalement reconnus

Son engagement pour le projet sioniste se vérifie à nouveau en 1948. Il rejoint l’armée israélienne en cours de formation, et participe comme officier d’infanterie à la bataille de Jérusalem. Après 1948, Bodenheimer reprend sa carrière académique  et ses travaux de recherche accompagnés de très nombreuses publications. En 1951, il publie une « Entomologie générale » en hébreu, qui reste un ouvrage de référence. Ses engagements techniques dans le développement de l’agriculture israélienne l’amènent à travailler avec le Fonds national juif, le ministère de l’Agriculture, l’Association des agriculteurs israéliens, etc. : ses travaux d’entomologie régionale et d’écologie animale (une discipline en émergence) étayent des campagnes de lutte contre les ravageurs de l’agriculture et de l’arboriculture.

Bodenheimer est de plus en actif dans des organisations s’intéressant à l’histoire des sciences, et en particulier à la connaissance de la nature. En 1950, il devient président de la Société pour l’étude de l’histoire des sciences et de la médecine en Israël. Correspondant (1935), puis membre (1948), il devient vice-président, puis président (1953), de l’Académie internationale de l’histoire des sciences à Paris. Il est membre du sénat scientifique de l’Institut international d’agriculture de Rome, du Comité d’histoire culturelle de l’humanité à l’UNESCO, et membre honoraire des sociétés d’entomologie des Pays-Bas et de Finlande.


Bodenheimer meurt à Londres en 1959. Il venait d’achever un livre de mémoires : Un biologiste en Israël. Il laisse une œuvre abondante : des dizaines de livres, plus de 400 rapports et articles12. Des nécrologies lui sont alors consacrées dans de nombreuses revues d’entomologie du monde entier.



NOTES

9 Contrairement à ce qu’on lit parfois, F.S. Bodenheimer, installé en Palestine depuis 1922, n’appartient pas à la catégorie des « Haymatloz », les Allemands fuyant le nazisme et arrivés en Turquie à partir de 1933. Après l’installation des nazis au pouvoir en 1933, et avant que la sortie du pays ne leur soit interdite, des dizaines de milliers de juifs, et des milliers de militants de gauche ont fuit l’Allemagne. Ces exilés ont été déchus de leur nationalité par le IIIe Reich, et leur passeport tamponné « Heimatlos » (Apatride). Parmi eux, certains (un millier?) se sont exilés dans la Turquie de Mustafa Kemal (1923-1938), qui a repris le qualificatif en turc sous la forme « Haymatloz ». Le régime d’Ankara, qui avait embauché dès les années 1920 des Allemands, des Italiens et des Français (en particulier pour moderniser Ankara et Istanbul), cherchait, à l’époque, à développer dans les universités d’Ankara et d’Istanbul de nouveaux départements qui pourraient contribuer à la construction de la Turquie moderne et occidentale : architecture, urbanisme, économie, etc.. Elle a donc invité et accueilli quelques centaines d’universitaires ou spécialistes (entre 3 et 500?) , dont certains étaient déjà ou seront ultérieurement connus : le spécialiste des transports urbains Ernst Reuter, futur maire de Berlin ; les architectes du Bauhaus Margarethe Schütte-Lihotzky, Bruno Taut et Martin Wagner ; les musiciens Paul Hindemith et Eduard Zuckmayer ; le spécialiste des finances Fritz Neumark : le juriste Ernst Hirsch, futur fondateur de la Freie Universität Berlin ; le médecin Rudolf Nissen; les botanistes Alfred Heilbronn et Curt Kosswig , etc. Leur situation va se dégrader quand, en 1945, la Turquie abandonne sa neutralité et déclare la guerre à l’Allemagne. Ils vont être alors assignés à résidence, et le resteront souvent jusqu’à leur retour -parfois tardif- dans l’Allemagne d’après-guerre.

Cf. HALM Dirk, SEN Faruk (eds) [2009] , Exil sous le croissant et l’étoile. Rapport d’Herbert Scurla sur l’activité des universitaires allemands en Turquie pendant le IIIe Reich, Paris, Editions Turquoise, 2009, 271p. & REISMAN Arnold [2006] Turkey’s Invitations to Nazi Persecuted Intellectuals Circa 1933. A Bibliographic Essay on History’s Blind Spot, Extrait de REISMAN Arnold [2006] Turkey’s Modernization. Refugees from Nazism and Ataturk’s Vision, Washington DC, New Academia Publishing, LLC, 2006, 604p.

10 HARPAZ Isaac [1984] rapporte que pendant son voyage de noces en Italie, Bodenheimer a découvert les travaux du naturaliste de la Renaissance Ulysse Aldrovandi (1522-1605), auteur du De Animalibus Insectis Libri Septem (1559), livre pionnier de l’entomologie; et ceux du médecin et microscopiste Marcello Malpighi (1628-1694), un des pionniers de la dissection des insectes, et découvreur chez l’abeille des tubes de Malpighi qui, comparables au rein chez l’homme, constituent un dispositif osmorégulateur d’épuration chez les insectes. Son épouse Rachel aurait alors passé l’essentiel de son temps à recopier des centaines de pages de et sur ces auteurs anciens, en latin, italien, français, anglais et allemand – une situation aussi fréquente qu’occultée chez les épouses de “grands scientifiques” jusqu’à la fin du XXe siècle… Bodenheimer tirera de ces notes un ouvrage de près de 1000 pages: Materialen zur Geschichte des Entomologie bis Linné, Berlin, Junk, 2 vol., 1928, 498p., & 1929, 486p.

11 Après l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933, il refusera d’utiliser l’allemand (« ma langue natale ») pour ses publications.

12 Suivant la tradition hiérarchique académique allemande , il est toujours le premier signataire des articles collectifs…


REFERENCES DE ET SUR BODENHEIMER

BODENHEIMER Friedrich Simon (1897-1959) [1942] Türkiye’de Bal Arısı ve Arıcılık Hakkında Etüdler – Studies on the Honey Bee and Beekeeping in Turkey [Etudes sur les abeilles à miel et l’apiculture en Turquie], Istanbul, Numune Matbaasi, 1942, 119p.(bilingue turc/anglais).

BODENHEIMER Friedrich Simon [1941] Entomolojiye Giris [Introduction à l’entomologie] (vol.1) Turkiye Haserat Familyalarinin Resimli Teshis anahtari [Diagnostic des insectes ravageurs de Turquie] (vol.2), Ankara, Ziraat Vekâleti Neşriyati, Cankaya Matbaasi, 1941, 103p.

BODENHEIMER Friedrich Simon [1944] Türkiyenin Amfibi ve Sürüngenleri Bilgisine Giris – Introduction into the knowledge of the amphibia and reptilia of Turkey, Istanbul Universitesi Fen Fakueltesi mecmuasi [Journal de la Faculté des sciences de l’Université d ́Istanbul], Istanbul, Marmara Basimevi, 1944, 93p.

BODENHEIMER Friedrich Simon [1949] Türkiye’nin Coccoideasi. [The scale insects (coccoidea) of Turkey] Türkiye’nin çeşitli bitkilerinde yaşayan kabuklu bitler. Diaspididae. Monografik bir etüd, Ankara, Matbaacilik ve Gazetecilik T.A.O. , Güney, 1949, 264p.

BODENHEIMER Friedrich Simon [1958] תורכיה : הווי ואמנות עממית / Turkey : Life and Folk Art, Tel Aviv, Dvir Publishing, 1958, 192p.


BODENHEIMER Friedrich Simon [1928-1929] Materialen zur Geschichte des Entomologie bis Linné, Berlin, Junk, 2 vol., 1928, 498p., & 1929, 486p.

BODENHEIMER Friedrich Simon [1930] Die Schädlingsfauna Palästinas [La faune nuisible de Palestine], Berlin, 1930

BODENHEIMER Friedrich Simon [1934] The honeybee in ancient Palestine, Bee world, November 1934, Vol. XV, Issue 11, p.123–124

BODENHEIMER Friedrich Simon [1951] Citrus entomology in the Middle East with special references to Egypt, Iran, Irak, Palestine, Syria, Turkey, ‘s-Gravenhage, Ed. Junk, 1951, 673p.

BODENHEIMER Friedrich Simon [1959] A biologist in Israel. A book of reminiscences, Jérusalem, Biological Studies Publishers, 1959, 492p. ; Electronic reproduction, HathiTrust Digital Library, 2010


UVAROV B.P. [1959] Obituary-Prof. F.S. Bodenheimer, Nature, Vol.184, 26 September 1959, p.937–938. En ligne: (*Facs*) https://www.nature.com/articles/184937a0

HARPAZ Isaac [1960] Prof. F. S. Bodenheimer, Zeitschrift für Angewandte Entomologie, 1960, vol.46, no 2, p.228-231. (Collaborateur de F.S.B. à l’Université) En ligne: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1439-0418.1960.tb01375.x

HARPAZ Isaac [1984] Frederick Simon Bodenheimer (1897-1959). Idealist, Scholar, Scientist, Annual Review of Entomology , 1984, vol.29, p.1-24. En ligne: https://www.annualreviews.org/doi/10.1146/annurev.en.29.010184.000245

DEXTER R.W. [1961] F. S. Bodenheimer . Pioneer Ecologist, Ecology, 1961, vol.42, no 2, p.454-455.


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